La géographie intellectuelle du Québec est en pleine redéfinition. Dans cette série, notre collaborateur Jérémie McEwen nous présente des essayistes qui pensent le monde contemporain.

Chaque phrase d’Étienne Beaulieu est comme un souffle d’enthousiasme, tant à l’écrit qu’à l’oral. L’homme que j’aime surnommer monsieur Essai au Québec débordait d’énergie au bout du fil, par un matin glacial de janvier, et je voyais presque des nuages de condensation accompagner ses paroles, que j’imaginais proférées au milieu d’une forêt dense de ses ancêtres.

Beaulieu écrit, « huit ou neuf essais », il ne se souvient plus, Beaulieu édite, en dirigeant la maison d’édition Nota Bene, et cela fait 20 ans qu’il défend ce genre littéraire au Québec, alors qu’il est depuis quelque temps en vogue. Il se rappelle toutefois de jours moins fastes pour l’essai, quand il dirigeait la revue Contre-jour, qui avait 50 abonnés, « ou peut-être 100, pour être généreux ». Pendant 18 ans, il se rendait à la poste pour envoyer ses revues, pour faire communauté, pour rêver de jours meilleurs.

« Ça a commencé avec un livre acheté pour 25 sous au Colisée du livre, La ligne du risque, de Pierre Vadeboncoeur. » Il lisait ça et s’est dit, du haut de ses 17 ans, que c’était ça qu’il voulait faire. Une écriture inclassable, pas du roman, pas de la poésie, une prose rapiécée par moments, me dit-il en citant l’autocritique de l’inventeur du genre, Montaigne, bref, une écriture libre, qui se permet tout, sur tous les sujets.

Je l’ai rencontré, comme bien des essayistes québécois, à la table de Serge Bouchard à la radio, à l’époque. Bouchard tombait manifestement sous le charme de ce jeune homme zélé, qui vantait les arbres de la forêt derrière chez lui, dans Splendeur au bois Beckett. Il défend une écriture de la nature, pas de doute, quelque chose d’inspiré par un monde loin des grandes villes, où il ne se « sen[t] pas bien », confie-t-il. Il ne semble bien que là où l’étalement urbain n’a pas encore dévoré les poumons de sa pensée.

Son espoir, c’est qu’il ne soit pas trop tard pour la nature, et qu’il y puisse quelque chose. Que sa littérature, par ses méditations circulaires et ruminantes, aide par sa recherche presque archéologique de sens au monde dans le sol que nous foulons de nos pas ; aide, finalement, à sauver le Québec de lui-même.

La culture peut, chez Beaulieu, servir de garde-fou aux ambitions coloniales de ceux qui se croient supérieurs à la terre.

Il ne propose pas une pensée passive de la méditation forestière, loin de là. Quand on le croise en nature, dans ses écrits, sur tel sentier des Appalaches avec ses filles, ou en road trip sur la Côte-Nord, c’est presque toujours en mouvement. Le territoire, chez lui, est vivant, parlant, dynamique et depuis toujours habité. Il suffit de creuser, d’écouter, presque de prier les rivières, les roches et les cimes des arbres ; c’est d’ailleurs là que son regard se porte tout naturellement, quand il est en ville.

Et comme par la force des choses, ce sillon qu’il creusait déjà en est arrivé à la nécessité, dans Les rêves du ookpik, qui paraît ces jours-ci, à réfléchir à son rapport au territoire québécois vis-à-vis des questions autochtones. Quand j’ai vu que son livre prenait cet angle, dans une écriture en solo, je l’ai trouvé audacieux, c’est le moins qu’on puisse dire. Une mise en garde fait office de première page : « Je déclare n’appartenir d’aucune façon, proche ou lointaine, aux onze cultures autochtones du Québec. Tous les passages concernant les Premières Nations et les Inuit ont été approuvés par les personnes et par les autorités concernées, soit Yves Sioui-Durand, Maïté Labrecque-Saganash, le conseil Mativik, la Maison et atelier Rodolphe-Duguay, Pierre Sioui. » Cette page se conclut en disant que tous les profits du livre seront remis à la Fondation Joséphine Bacon.

L’effort est fait, soit. La question se pose néanmoins : sera-ce assez ? Est-ce possible pour un Blanc de faire ce genre de démarche de son propre chef, en remontant les rivières jusqu’à la toponymie autochtone trop souvent occultée, sans essuyer des critiques d’appropriation ? Je ne sais pas. Je sais toutefois que ma lecture m’a donné l’impression d’un effort authentique de rencontre du territoire, dans une autocritique qui ne tombe pas dans la culpabilisation blanche autorédemptrice.

On tombe sur des pages, dans son livre, où tout à coup il y a une reproduction de peinture d’un artiste appartenant au canon québécois, comme Suzor-Côté, Marc-Aurèle Fortin. Parce que ça cristallise la pensée d’un peuple, comme peut-être nulle part ailleurs selon lui. Nous parlions de peinture, et il m’évoquait que l’art qui s’exporte le mieux au Québec, « à part Céline », c’est peut-être l’art pictural, Riopelle au premier chef bien sûr. Riopelle, rappelons-le, s’est lui aussi heurté à la nécessité de penser le territoire dans son travail, dans la deuxième phase de sa vie artistique.

Mais Beaulieu ne célèbre pas toujours ce qu’il analyse dans les cadres : telle scène coloniale par exemple, ou telle vision de l’agriculture comme mission chrétienne, contre le nomadisme.

Et c’est sûrement ce qu’il y a de plus porteur dans son travail, récent comme moins récent. Il s’agit, dans ses livres, d’essayer de penser à ce que serait un monde où nous cohabitons davantage que nous ne dominons, où nous collaborons plutôt que nous ne compétitionnons. Il s’agit de penser dans la lenteur, loin des solutions faciles et rapides, là où la nuance règne, comme règnent toujours, dans le temps long, les eaux calmes des vallées sur les hauteurs autoritaires des montagnes autoproclamées.

Les rêves du ookpik

Les rêves du ookpik

Varia

128 pages
En librairie le 2 février