Il y a de ces livres qui en rappellent d’autres, ce que soit par leur forme ou leur propos. Et puis ceux qui forment des mondes en soi et ne ressemblent à rien d’autre.

Ceux de David Turgeon entrent assurément dans cette deuxième catégorie. L’auteur de Simone au travail et de Le Continent de plastique poursuit, avec L’inexistence, son cinquième roman, son œuvre singulière. Cette fois, il nous transporte dans l’Empire, pays érigé sur les terres brûlées de la Kadie, dont la langue et la culture sont en train de disparaître, assimilées par le nouveau pouvoir en place. L’action qui se déroule, on le comprend, avant que n’éclate une guerre inévitable, prend majoritairement place dans la ville de Privine et c’est à travers les yeux de Carel Ender qu’on la découvre, ainsi qu’une galerie de personnages colorés.

D’origine kadienne, le jeune homme, fils d’industriel et fonctionnaire à la santé fragile, traverse comme un fantôme son existence, embourbé dans un malaise existentiel, à la fois indolent et soucieux. « Carel lisait, de son côté, quelques livres sur le kadisme. Il ne parvenait qu’à y croire à moitié. Sans doute, se disait-il, son assimilation était-elle achevée. Il était devenu un homme futile, aseptisé, arrivé trop tard, absent de toute communauté, […] s’exprimant en une langue dont on avait vidé toute sève ; se racontant à lui-même des fables en guise de croyances. »

Les amis de cet aspirant écrivain qui n’écrit rien, ou presque, sont des artistes d’avant-garde, une héritière philanthrope, une journaliste qui défend des délaissés de ce monde ou encore un travailliste idéaliste attaché au Parti ouvrier. On le suit dans ses pérégrinations et ses réflexions, qui sont autant d’occasions pour Turgeon d’aborder, dans une langue travaillée finement et à la qualité littéraire indiscutable, une foule de sujets épineux, sociaux et politiques, tous d’actualités : l’immigration, les réfugiés, l’assimilation, le racisme, l’intolérance, l’ultranationalisme, l’hégémonie langagière… Et l’auteur pose ce faisant la délicate question de l’attachement au monde, des existences multiples qui nous habitent et qui sont liées, par de mystérieux mécanismes, à celles des autres, et du théâtre que nous inventons pour les expérimenter.

L’inexistence

L’inexistence

Le Quartanier

224 pages

7/10