À la fois beau livre, petit traité d’histoire et annuaire de lieux dépaysants, Kitsch QC, de Roxanne Arsenault et Caroline Dubuc, est le fruit de trois ans de travail affectueux sur les restaurants et les bars thématiques de la province qui ont poussé au Québec entre 1950 et 1980. J’aurais envie d’ajouter que ce livre est une fête, comme on n’en fait pas assez chez nous.

Je ne résiste pas à ces beaux bouquins faits avec amour par des passionnés de culture populaire qui sortent des boules à mites des trucs qu’on a souvent voulu enterrer parce qu’ils nous gênaient un peu, avant d’en redécouvrir plus tard tout le potentiel et la richesse.

  • Les auteures Caroline Dubuc (à gauche) et Roxanne Arsenault, qui publient le livre Kitsch QC

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Les auteures Caroline Dubuc (à gauche) et Roxanne Arsenault, qui publient le livre Kitsch QC

  • Château Madrid El Paraiso, avenue du Mont-Royal, Montréal

    PHOTO FOURNIE PAR LA COLLECTION CAROLINE DUBUC-ROXANNE ARSENAULT

    Château Madrid El Paraiso, avenue du Mont-Royal, Montréal

  • Chez Wong South Shore Inn, boul. Taschereau, Longueuil

    PHOTO FOURNIE PAR LA COLLECTION CAROLINE DUBUC-ROXANNE ARSENAULT

    Chez Wong South Shore Inn, boul. Taschereau, Longueuil

  • Le Gobelet, boulevard Saint-Laurent, Montréal

    PHOTO FOURNIE PAR LA COLLECTION CAROLINE DUBUC-ROXANNE ARSENAULT

    Le Gobelet, boulevard Saint-Laurent, Montréal

  • Chow’s, avenue Dorval à Dorval, en 2020

    PHOTO FOURNIE PAR CAROLINE DUBUC

    Chow’s, avenue Dorval à Dorval, en 2020

  • Façade du Bateau du Bifteck, années 1960-1970, boulevard Labelle, Rosemère

    PHOTO FOURNIE PAR LA COLLECTION CHARLES BRETON-DEMEULE

    Façade du Bateau du Bifteck, années 1960-1970, boulevard Labelle, Rosemère

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Roxanne Arsenault, qui a fait ses études supérieures en histoire de l’art sur le patrimoine kitsch, a demandé l’aide de son amie Caroline Dubuc, commissaire au design pour la Ville de Montréal, afin de mener à terme ce projet ambitieux, qui a demandé énormément de recherches dans les archives et quelques road trips dans la province. « On parle parfois de ces lieux avec dérision, parce qu’on les trouve juste drôles, mais pour notre part, c’est fait avec de l’amour et du respect, explique Roxanne. Il n’y a aucune négativité dans notre approche. »

« J’aime ces environnements qui sont singuliers, complètement éclatés, qui se démarquent par une espèce de douce folie à vouloir créer des ambiances », note Caroline, qui a vécu des émotions fortes en sillonnant le Québec.

Dans Kitsch QC, on parle d’endroits qui ont marqué les esprits (et les estomacs) de plusieurs générations, bien au-delà des incontournables Madrid et Orange Julep, à cette époque où les tendances proposaient une expérience immersive. Parfois même un peu trop, mais c’est précisément cette exubérance et cet excès qui nous fascinent aujourd’hui. Il y avait quelques mégalos dans ce temps-là, ou alors des restaurateurs débordant d’imagination qui avaient raté leur vocation de décorateurs.

Une époque ludique où on tapait sans vergogne dans le cliché pour le bonheur des clients en quête d’un voyage arrangé avec le gars des vues le temps d’une soirée.

Je me souviendrai toujours de la première fois où je suis allée au Jardin Tiki, rue Sherbrooke, quand j’étais enfant. J’étais éblouie par un décor que je ne jugeais pas, sans savoir alors, comme on l’apprend dans ce livre, que la vogue « pop-polynésienne » qui a « tikifié » bien des endroits était le fruit d’un pur fantasme occidental. « Il est clair que c’est une construction de toutes pièces, confirme Roxanne Arsenault. Mais pour nous, ce qui a été une révélation en répertoriant une quarantaine de lieux “tiki” a été de découvrir que la moitié étaient tenus par des Chinois. Il n’y a pas que des hommes d’affaires blancs qui ont tiré profit de ça. Ils ont pu profiter de la vague sans changer leurs connaissances culinaires, car la bouffe exotique était déjà la bouffe chinoise. » Elle estime aussi qu’il faut voir ce phénomène sous l’angle de l’autoreprésentation. « Les restaurateurs chinois s’autoreprésentaient parfois avec des codes simplifiés, mais qui correspondaient à une certaine attente du public. C’était une façon pour eux de trouver une place dans la communauté, d’assurer une survie économique, de favoriser une rencontre. »

Des personnages et des soirées folles

Richement illustré et mis en page par Bruno Lamoureux, Kitsch QC causera des flashbacks à beaucoup, non sans passer par un petit cours fort instructif sur les vagues migratoires et les représentations qu’on se faisait de « l’Autre », bien avant qu’on parle d’appropriation culturelle. Ce qui est certain, malgré les maladresses évidentes, c’est que la curiosité était là. Nous sommes ici dans une conjoncture de phénomènes qui expliquent la frénésie : l’essor d’après-guerre, le début du tourisme de masse, l’immigration et Expo 67.

On passe en revue l’apport des Français, des Allemands, des Suisses, des Chinois, des Espagnols, des Grecs, des Italiens, des Nord-Africains et des Japonais à la gastronomie du Québec, mais avant tout à la culture du décor et du design de restaurants et de bars, la nourriture étant presque un complément à l’expérience, souvent servie par des gens costumés.

Je me suis souvenue tout à coup de la mode des chalets suisses, tout en apprenant qu’il y a déjà eu une grosse tendance de bars gaspésiens à Montréal (dans certaines places, on pouvait pêcher son poisson !). Les auteures commencent d’ailleurs le livre avec le style rustique et maritime, quand on voulait recréer une ambiance « Nouvelle-France », des granges ou même faire « autochtone chic », ce qu’elles nomment l’« exotisme vernaculaire ».

On découvre au passage des personnages hauts en couleur, les auteures ayant parfois mené des entrevues avec leurs descendants. Comme Bill Wong, grand entrepreneur qui n’hésitait pas à user d’autodérision dans des publicités qui ne passeraient plus aujourd’hui (du genre « What’s Wong, Bill ? »), ou encore le Français Louis Tavan, qui misait beaucoup sur sa moustache dans le marketing de ses restos.

Le coup de cœur de Roxanne Arsenault a été pour Fawzia Amir, « qui était une propriétaire arabe d’un club de danseuses exotiques dans les années 1960 – il faut quand même le faire ! » Cette dame a réussi tout un coup publicitaire lorsqu’elle a échangé un chameau offert par un supposé admirateur pour une voiture, ce que des centaines de gens étaient venus voir dans la rue Atwater, fermée pour l’occasion. Arsenault rappelle aussi que Fawzia Amir avait été accusée d’indécence et avait dansé pendant une heure au tribunal pour se défendre. « Et elle a gagné sa cause ! »

De son côté, Caroline Dubuc a un penchant pour l’homme d’affaires Roger Cha-Cha Dulude, surnommé le « restaurateur en série », créateur du très populaire Bam-Boo Steak House. « Il disait qu’il avait amené le 5 à 7 à Québec ! », ajoute-t-elle en riant.

Au Québec, où on se plaint déjà de ne pas assez protéger le patrimoine « noble », comment préserver ces lieux de culte populaires, longtemps snobés avant d’être adoptés par des gens curieux et enthousiastes comme Arsenault et Dubuc ?

« Il faut d’abord les faire connaître », croit Caroline.

Il y a encore 20 % de ces lieux qui sont ouverts, il faut y aller, manifester notre intérêt et notre plaisir.

Caroline Dubuc, coauteure de Kitsch QC

« Souvent, les propriétaires et les employés sont fatigués de voir leur environnement, parce qu’ils sont là depuis toujours. Il faut aussi se manifester auprès des municipalités pour dire qu’on veut protéger ces lieux. J’ajouterais qu’il faut sortir de cette impression que le patrimoine ne reconnaît que les éléments liés au pouvoir, comme les hôtels de ville ou les églises », ajoute-t-elle.

Roxanne souligne qu’elle travaille dans un milieu où on est très sensible aux études postcoloniales, qui ont mis le doigt sur les représentations problématiques des communautés, et l’on sent ce souci dans Kitsch QC, qui contient d’importantes mises en contexte. « Mais c’est comme si, en voulant se débarrasser de tout ça, on s’est aussi débarrassés de l’histoire de toute une population immigrante, qui fait partie de la nôtre. C’était important pour nous de la mettre en lumière. »

Roxanne Arsenault et Caroline Dubuc ont pris soin de donner toutes les adresses de ces lieux magiques, leurs années de fondation et de fermeture, ce qui fait de Kitsch QC un catalogue vraiment précieux. Et elles n’en ont pas fini avec le sujet, car les auteures insistent pour que les gens qui auraient des souvenirs, des photos ou des artefacts communiquent avec elles. Ces filles-là sont très sérieuses dans leurs démarches, mais ce sont avant tout des passionnées. Et c’est ce qu’il faut pour préserver ce patrimoine incroyable qui n’a pas vraiment de prix.

Écrivez à Roxanne Arsenault et Caroline Dubuc
Kitsch QC

Kitsch QC

Fides

295 pages