« Wow ! », c’est tout ce que les personnages de cet hallucinant roman lauréat du prix Robert-Cliche 2021 sont capables de dire, ébaubis, lorsqu’ils posent les yeux sur l’ori, une nouvelle couleur fomentée par un mystérieux Japonais apparu sur la plage de Saint-Trinité, sur la Côte-Nord, et qui bouleversera l’écosystème de cette petite communauté dont le moteur est l’entreprise familiale Pêcherie Lelarge, spécialisée dans la transformation et la distribution de fruits de mer.

Le prix Robert-Cliche est attribué à un premier roman, qui est alors publié chez VLB éditeur. Cette année, chose rare, le jury a voté à l’unanimité pour Tout est ori, et on comprend pourquoi à la lecture de ce roman foisonnant et insaisissable, aussi déstabilisant qu’irrésistible. L’écriture de l’auteur, un médecin montréalais qui a grandi sur la Côte-Nord (Paul Serge Forest est un pseudonyme), sait se faire poétique, touche à la métaphysique et au mysticisme, mais elle est aussi très charnelle et anatomique, pleine d’esprit et d’humour. Tel un équilibriste, l’auteur avance avec brio dans ce récit complètement éclaté et on se demande, fasciné, comment tout cela a pu sortir de sa tête.

Tentons de résumer le propos, une tâche ardue : les Lelarge doivent gérer l’entreprise familiale, très prospère et qui fournit des emplois à une grande partie du village, alors que Rogatien, l’aïeul, meurt. Ses trois enfants, Robert, Réginald dit Saturne et Suzanne, en héritent en parts égales, mais c’est le premier qui devient président. Après un voyage au Japon, il conclut une entente importante avec le Conglomérat des teintes, couleurs, pigments, mollusques et crustacés d’Isumi, s’assurant ainsi de généreux revenus. Mais l’arrivée d’un mystérieux Japonais nommé Mori Ishikawa, dont les motifs demeurent obscurs, et l’attrait irrépressible qu’il exerce sur Laurie, enfant cadette de Robert, viendront troubler l’ordre des choses. Tout ça alors qu’un empoisonnement de masse met en péril l’avenir de l’entreprise et que Mori fait découvrir à Laurie l’ori, une couleur inédite qui change profondément tous ceux qui réussissent à l’observer.

Tout est ori peint une galerie de personnages colorés, s’exprimant de façon tout aussi colorée, plonge dans leur passé, étale leurs troubles, leurs obsessions, leurs failles. La plupart sont totalement dysfonctionnels, comme Frédéric Goyette, fonctionnaire dépressif à l’Agence canadienne des aliments qui tente de voir clair dans cette affaire pour le moins nébuleuse qui l’obsède. Le roman peint aussi un tableau vivant de la Côte-Nord et est une lettre d’amour sentie aux produits de la mer, qui y occupent une place centrale. L’auteur y va d’ailleurs de délectables « intermèdes » où il présente tour à tour les « fruits » de la mer, s’attarde aux caractéristiques des moules, oursins, couteaux de mer, bourgots, etc., toujours de façon truculente, jouant avec les mots et expressions avec esprit. Ainsi, en expliquant que la crevette naît d’abord mâle avant que ses testicules se transforment en ovaires, produisant ainsi des œufs dont on peut se délecter, il écrit : « Quand la langue, contre le palais, fait céder ces minuscules sphères algueuses et que la bouche se tapisse d’un éclat d’iode, il fait bon se rappeler qu’on ne naît pas femme, on le devient. »

On n’en dira pas plus, de peur de voler le « punch », mais une chose est sûre : même si le roman multiplie parfois à outrance les détours narratifs et qu’on s’y perd par moments, il réussit à faire faire des tours de montagnes russes à notre esprit, ébloui, lui aussi, par cette écriture « orie ».

IMAGE FOURNIE PAR VLB ÉDITEUR

Tout est ori, Paul Serge Forest, VLB éditeur, 456 pages

Tout est ori
Paul Serge Forest
VLB éditeur
456 pages
★★★★