Le mukbang est un phénomène sur YouTube où des gens mettent en ligne des vidéos dans lesquelles on les voit manger des tonnes de bouffe avec grands bruits de mastication. On peut trouver cela bizarre ou insignifiant, mais certaines de ces vidéos cumulent des millions de vues et de commentaires, car il y a tout un public qui aime voir du monde s’empiffrer, comme un exutoire.

C’est le point de départ et le titre du troisième roman de Fanie Demeule, qui va beaucoup plus loin que le seul mukbang. Ces vidéos de gens qui dévorent des repas gargantuesques ne sont peut-être que la métaphore de l’internet qui nous dévore.

Après Déterrer les os, qui abordait les problèmes alimentaires, et Roux clair naturel, où une simple couleur de cheveux nous amène dans un thriller capillaire, Fanie Demeule développe une œuvre qui creuse le thème de l’obsession. En fait, je trouve que Demeule est une obsédée de l’obsession, et ce qui me fascine chez elle est qu’on commence toujours ses romans en doutant vraiment du sujet, mais on finit chaque fois par être pris dans le suspense qu’elle aime visiblement créer, et qui fonctionne.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

L’écrivaine Fanie Demeule

Oui, j’aime jouer avec l’anticipation. Je conçois beaucoup l’écriture comme un jeu, dans cette forme de thriller qui revient d’une manière ou d’une autre dans ce que je fais. J’essaie de captiver les lecteurs. Je prends un peu le parti de mes propres fascinations pour les choses étranges et de contaminer mon lectorat avec ça.

Fanie Demeule

La particularité de ce roman est qu’il contient beaucoup de codes QR. C’est-à-dire qu’en utilisant l’application de l’appareil photo de votre téléphone intelligent sur ces codes imprimés sur la page, cela êtes automatiquement mené à un lien sur l’internet, qui peut être un gif, une musique, une vidéo, une photo, un article, etc.

Fanie Demeule a ainsi décidé de supprimer les obstacles et d’aller au-devant du désir de ces lecteurs de plus en plus nombreux qui laissent tomber les livres pour googler sur l’ordinateur des informations sur ce qu’ils viennent de lire. Il n’est pas du tout nécessaire d’utiliser ces codes QR pour lire le roman, mais ils appartiennent à la réflexion de l’écrivaine.

« J’ai voulu rendre ce motif d’obsession à travers la lecture même du livre. On finit toujours par googler des milliers d’affaires en lisant un livre. Je voulais rendre le lecteur aussi obsédé que les personnages, qu’il se perde dans le flot de liens comme eux. C’est devenu un peu un pont entre le fond et la forme du roman. »

Un puits sans fond

C’est aussi que l’histoire de ce roman à plusieurs voix commence avec le personnage de Kim Delorme, jeune cyberdépendante asociale qui rêve de la célébrité en ligne, ce qu’elle croira trouver dans le mukbang, en voulant détrôner son héroïne Misha, populaire firstnationqueen, et ce, en ingurgitant un repas de 20 000 calories en direct. Ce sera sa chute fatale, qui entraînera avec elle sa mère, son père, sa cousine, sa rivale et un restaurateur innocent qui deviendra une victime du dark tourism, tendance morbide qui attire ces gens aimant se photographier sur les lieux d’un drame. Ce dernier, révèle l’écrivaine, montre que même en refusant le monde virtuel, il finit par nous rejoindre.

Tous les personnages sont plus ou moins en lien virtuel avec Morphea, sorte d’intelligence artificielle qui veut combler des besoins qu’ils ne pensaient même pas avoir. « Morphea, c’est le capitalisme joint aux technologies du web qui permet de profiter des gens », dit Fanie Demeule, en soulignant la référence à Morphée, le dieu des rêves.

Ce que fait Morphea est un peu le principe des algorithmes : trouver les failles et viser les désirs de chaque personne pour lui donner ce dont elle a besoin. On dirait qu’il y a toujours quelque chose qui nous attend. Ce qui peut toucher le talon d’Achille de quelqu’un de fragile et enfoncer son clou.

Fanie Demeule

« Il y a quelque chose de fondamentalement inquiétant que je voulais personnifier avec Morphea, poursuit-elle. L’internet qui nous connaît pour le meilleur et pour le pire, et qui peut aggraver la situation d’une personne. Dans des situations de grande solitude comme en ce moment de confinement, ça peut carrément devenir un huis clos entre des personnes et la consommation d’informations qu’elles ne devraient pas consommer. »

Si vous ne connaissiez pas le mukbang avant de lire ce texte, ce n’est pas très important et plutôt normal. Ces tonnes de phénomènes en ligne, qui vont du mukbang à l’unboxing, en passant par quantité de tutoriels, l’ASMR (pour autonomous sensory meridian response) et les vidéos conspirationnistes, ne sont qu’autant de trous de lapin dans lesquels on s’engouffre selon nos intérêts et les algorithmes qui nous maintiennent en silos.

« Je pense que l’internet est un bon vecteur de nourriture à obsession, dit Fanie Demeule. Si on est passionné par quelque chose, on peut facilement tomber là-dessus dans une dynamique où il n’y a plus aucune limite à notre obsession. Je trouve que le mukbang est quasiment une métonymie de nos sociétés qui sont fondées sur l’excès, l’extravagance, le toujours plus intense. »

Inspirée par la série dystopique Black Mirror, Fanie Demeule prend même un virage audacieux vers le fantastique un peu futuriste, « pour montrer ce que pourrait être demain avec les technologies, ce que ça peut donner, poussé à l’extrême ».

Il y a finalement dans Mukbang quelque chose d’une tristesse infinie, mais sans aucun jugement. Fanie Demeule m’explique que le mukbang est né en Corée du Sud, où de plus en plus de gens mangent seuls dans une culture où manger avec d’autres est très important.

« Le mukbang part d’un besoin social fondamental qui est de partager son repas, souligne-t-elle. Mon roman a des tonalités plutôt tragiques et mélancoliques. Ce n’est pas tant les utilisateurs de l’internet que je vise que les machines dans lesquelles on nous place, qui font en sorte que même si on utilise sainement l’internet, même si on peut avoir quelque chose de beau qui naît à travers nos relations sociales sur le web, malheureusement, nos regards se tournent vers les grandes machines qui nous dépassent, les grandes entreprises qui profitent du beau que nous pouvons produire à petite échelle. En fin de compte, ce qu’on leur donne, c’est carrément de l’attention, de l’argent et du temps. Elles exploitent nos désirs, nos peurs et nos failles. C’est ce qui me rend le plus triste et le plus révoltée. »

IMAGE FOURNIE PAR TÊTE DURE

Mukbang, de Fanie Demeule

Mukbang
Fanie Demeule
Tête dure
220 pages
En librairie le 27 avril