Beaucoup de colère émane de ce nouveau roman de Nancy Huston. La romancière canadienne qui vit à Paris depuis des décennies a saisi l’air du temps de ce vent d’exaspération et de remises en question des vieux dogmes qui souffle partout, particulièrement celui qui émane des femmes et des Afro-Américains, qu’elle a concentré dans l’histoire de Shayna, jeune métisse américaine qui cherche à comprendre ses origines jusqu’à se perdre elle-même.

On retrouve avec fascination la virtuosité de Nancy Huston, capable de dessiner des destins individuels tout en les situant au cœur d’enjeux beaucoup plus larges. Dans Arbre de l’oubli, elle suit ainsi le parcours de Shayna, mais aussi celui de ses parents avant son arrivée au monde, Lili Rose Darrington et Joel Rabenstein, dans des chapitres intercalés qui se répondent et se complètent et qui finissent par converger. Des chemins qui montrent à quel point chaque individu, même s’il fait ses choix, est aussi la somme de la société et de l’Histoire.

Procréation, religion, classes sociales, éducation, inceste, prostitution, création, santé mentale, tourisme sexuel, Shoah… Nancy Huston ratisse ici très large avec plusieurs de ses sujets de prédilection. Et même si elle perd parfois de vue ses personnages, son talent et son expérience lui ont permis de construire malgré tout un récit prenant et fluide, et qui comporte même quelques parts de mystère à éclaircir au fur et à mesure qu’on avance dans le livre.

Si le personnage de Lili Rose est le plus complexe et celui de Joel le moins consistant, c’est à travers Shayna et sa quête d’identité – thème central du roman – que se cristallisent le ras-le-bol des Afro-Américains ainsi que les contradictions de notre époque, le clivage générationnel, mais aussi celui entre les « marrons » et les « beiges ».

C’est d’ailleurs au cours d’un premier voyage en Afrique que la jeune femme plongera au cœur de cette tourmente intérieure, et qu’elle sera encore davantage hantée par le poids des outrages du passé – et ceux du présent aussi. Rompant avec la prose élégante du roman, de courts textes écrits tout en majuscules traduisent cet intense et ininterrompu bouillonnement intime, dans lequel les voix et les images s’entrechoquent.

Ces passages empreints de douleur et de rage teintent tout le roman, qui est aussi vaste et ample que brutal et sans concession, et où il ne reste que peu de place pour l’amour, la tendresse et la rédemption. L’heure n’est pas au pardon, à peine au dialogue, dans ce monde à feu et à sang où échapper à son passé semble impossible.

« Il ne s’agit plus de dire, mon maître. Il ne s’agit plus que de hurler. » Ce n’est pas pour rien que cette citation de Romain Gary ouvre Arbre de l’oubli. C’est manifestement ce qui a guidé l’écrivaine, dont on retrouve la puissance des mots, le regard aiguisé et l’intelligence ironique avec délectation – un peu comme si on retrouvait une amie de longue date, en fait. Mais une amie qui ne fait pas de quartier, et qui réussit à traduire l’époque pour le meilleur et pour le pire : Nancy Huston n’a rien perdu de sa capacité de comprendre le monde et les autres, et c’est certainement une de ses plus grandes qualités.

IMAGE FOURNIE PAR LA MAISON D’ÉDITION

Arbre de l’oubli, de Nancy Huston

Arbre de l’oubli
Nancy Huston
Actes Sud/Leméac
306 pages
★★★½