Liz Plank fait paraître ce mardi la version française de son essai Pour l’amour des hommes — Dialogue pour une masculinité positive, chez Québec Amérique. Un regard éclairé et informé sur les méfaits des modèles traditionnels de masculinité et de virilité. La Montréalaise d’origine, installée aux États-Unis, souhaite que l’on transcende les stéréotypes du mâle alpha pour se réapproprier la masculinité… grâce au féminisme.

Marc Cassivi (M. C.) : La dernière fois que je t’ai interviewée, c’était un mois avant l’élection de Donald Trump, en octobre 2016. Tu espérais à l’époque que par ses déclarations sexistes et misogynes, il relance le mouvement féministe. Il incarne à lui seul ce concept dépassé de la masculinité traditionnelle, dont tu parles dans ton livre. A-t-il inspiré sa rédaction ?

Liz Plank (L. P.) : C’est impossible de le dissocier du propos de mon livre. Donald Trump incarnait cette grande anxiété, cette peur chez les hommes, mais aussi chez les femmes, d’un changement dans la société. L’idée que les hommes puissent s’exprimer autrement que par les codes de la masculinité traditionnelle fait peur à bien des gens. Même si Donald Trump n’est plus au pouvoir. Une étude publiée après l’insurrection du Capitole, le 6 janvier, a démontré que plus que le sexisme, plus que le racisme, plus que l’homophobie, ce qui a été l’indicateur le plus fiable d’un vote pour Donald Trump, en 2016 et en 2020, c’est cette idée d’une masculinité rigide et traditionnelle qu’il incarnait jusqu’à la parodie. Et pourtant, on n’en a pas beaucoup parlé.

M. C. : Ces stéréotypes de la masculinité toxique ont aussi été intériorisés par des femmes, notamment les « Women for Trump ». Tu as rencontré pour ton livre la commentatrice de Fox News Tomi Lahren. Pour elle, un « vrai homme », c’est Donald Trump…

L. P. : Elle n’est pas la seule. J’ai rencontré plusieurs femmes pour qui l’époque annonce la fin du règne de l’homme blanc. Pour elles, le féminisme est allé trop loin.

M. C. : On a émasculé le pauvre homme blanc…

L. P. : Exactement. Les femmes sont tout aussi susceptibles d’adhérer à ces discours sexistes et racistes. En particulier les femmes blanches sans diplôme qui ont voté pour Trump, qui ont souvent des situations économiques précaires et qui sentent leurs maris menacés.

M. C. : Cette valorisation de la masculinité traditionnelle transcende les générations. Tu en parles dans ton livre. Tout le monde a été contaminé d’une certaine façon par ces idées, qui sont relayées dans des médias ou dans le milieu universitaire. Un professeur comme Jordan Peterson, à l’Université de Toronto, qui est extrêmement influent, tient ce discours masculiniste.

L. P. : Les médias sont un reflet de la société. J’ai écrit ce livre parce que j’en avais assez, lorsque j’étais invitée à MSNBC ou à CNN, de me faire demander « Qu’est-ce qu’on va faire avec les hommes ? » pendant le mouvement #metoo. Je me retrouvais sur des panels exclusivement de femmes. On nous demandait de comprendre le comportement des hommes et de trouver des solutions. Il faudrait peut-être aussi qu’on demande aux hommes de nous expliquer leur comportement ! C’est important qu’on entende les femmes, mais les hommes sont les mieux placés pour nous expliquer ce qu’est l’amitié, l’intimité, la violence entre eux. Il faut qu’on en parle. Pas seulement de leurs rapports avec les femmes. J’ai écrit ce livre pour que les hommes aient cette conversation, même sans nous !

M. C. : Mais pas juste avec [le très populaire animateur de balados] Joe Rogan…

L. P. : Joe Rogan, Jordan Peterson, et il y en a plein d’autres, offrent la mauvaise solution à un vrai problème. La thèse de mon livre, c’est que la solution, c’est le féminisme ! [Rires] Le féminisme ne permet pas seulement aux femmes, mais aux hommes d’être plus libres et d’avoir plus de choix. Rogan et Peterson ont un discours réactionnaire. Les hommes ne vont pas bien ? Retournons dans le passé. Pourquoi ne pas plutôt aller de l’avant, avec de nouvelles idées ?

M. C. : Ton livre a d’abord été publié en anglais en 2019. Comment a-t-il été reçu par les hommes, justement ? Tes lecteurs se sont braqués ou tu as surtout senti une ouverture ?

L. P. : [Rires] Tu sais ce qu’on dit : « Un pas en avant, deux pas en arrière ! » On m’avait dit que les hommes n’achèteraient pas mon livre. Il y en a des milliers qui l’ont acheté ! Je reçois des messages et je rencontre des gens toutes les semaines qui me disent qu’ils ont été marqués par le livre. Il faut dire aussi que Joe Biden est président, qu’on a un premier « Second Gentleman ». Le contexte est propice à un changement de regard sur la masculinité.

M. C. : Le mari de Kamala Harris, Douglas Emhoff, a justement annoncé cette semaine qu’il quittait son travail d’avocat pour se concentrer sur son rôle auprès de sa femme. On réinvente les schémas traditionnels. C’est tout à fait en phase avec ton livre.

L. P. : Oui. Doug Emhoff, qui décide de sacrifier sa carrière pour devenir un acteur de soutien, c’est tellement important. On est habitués à voir des femmes dans ce rôle. Si on veut réellement l’égalité, on ne peut pas juste dire aux filles et aux femmes qu’elles peuvent occuper un rôle de premier plan comme celui de Kamala Harris, et ne pas dire aux garçons et aux hommes qu’ils peuvent agir à titre de personnages de soutien. Ce qui est tout aussi important. Mais plus il y a de changement, plus il y a de résistance. D’où l’importance d’avoir des discussions à ce sujet. Si on ne parle pas de la masculinité de manière positive et inclusive, les Jordan Peterson, Joe Rogan ou Fox News vont récupérer ces idées pour convaincre leurs auditeurs que c’est une atteinte inacceptable à leur identité masculine. C’est pour ça qu’il faut être aussi convaincants qu’eux.

M. C. : C’est la raison pour laquelle tu ne parles pas de masculinité toxique dans ton livre ? Tu craignais que le terme rebute certains lecteurs ?

L. P. : Oui. Je veux rejoindre les gens qui se sentent attaqués par l’idée même de la masculinité toxique. Deux semaines avant que mon livre soit publié, j’ai fait enlever toutes les références à la masculinité toxique. Le terme « toxique » apparaissait 171 fois… Je ne m’attaque pas à la masculinité, malgré ce que prétendent certains de mes détracteurs, mais à notre définition de la masculinité. La masculinité, c’est la solution, ce n’est pas le problème. Mais il faut redéfinir la masculinité. Le modèle qu’on a en ce moment est extrêmement limité.

M. C. : Est-ce frustrant ou décourageant, parfois, de voir à quel point certains sont réfractaires à ces idées ? Je pense par exemple à la théorie du genre, sujet auquel tu t’intéresses depuis des années, que plusieurs rejettent. Tu as subi des attaques virulentes de la part de masculinistes [un leader des Proud Boys l’a qualifiée de FILF : « Feminist I’d like to fuck », raconte-t-elle dans son livre]…

L. P. : C’est sûr que c’est dur ! Je ne te mentirai pas. Ça m’a pris quatre ans pour écrire ce livre-là. Je donne une conférence et la première question, c’est : « Est-ce que ça t’arrive d’écrire des choses positives sur les hommes ? » Je ne suis pas ta gardienne, je ne suis pas ta mère, je ne suis pas ta blonde. Si mon discours te dérange, ce n’est pas mon problème, c’est le tien. Je ne peux rien faire pour toi. Oui, je trouve ça dur. Mais c’est aussi, comme on dit en anglais, un « badge of honour » [un insigne d’honneur]. Je connais et je travaille avec beaucoup d’hommes qui ne sont pas du tout comme ça. Le ressac existe à cause du progrès. Si Jordan Peterson et Joe Rogan sont si populaires, c’est qu’il se passe quelque chose pour que les hommes qui se tournent vers eux se sentent menacés. Le progrès fait peur. Il y a un changement qui s’amorce. Partout, pas juste aux États-Unis.

IMAGE FOURNIE PAR LA MAISON D’ÉDITION

Couverture du livre Pour l’amour des hommes — Dialogue pour une masculinité positive, de Liz Plank

Pour l’amour des hommes — Dialogue pour une masculinité positive

Liz Plank

Traduction de Sophie Cardinal-Corriveau

Québec Amérique

384 pages