Pierre Bayard fait partie des rares essayistes dont j’attends chaque publication avec la même excitation que doivent ressentir les fans de Marc Levy ou de Guillaume Musso quand ils reçoivent leurs romans. Car Bayard est peut-être le seul à avoir fait de la fiction théorique sa marque de commerce. Ses livres ne se trouvent pas au top des palmarès, mais il a certainement un petit club solide d’amateurs, qui savent qu’ils y trouveront de l’humour, quelques crampes au cerveau ainsi que des apprentissages merveilleux et moins inutiles qu’ils n’en ont l’air.

Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ? est le troisième livre de son cycle entamé avec l’essai qui l’a le plus fait connaître, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, et poursuivi avec Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ?. Cette fois, Pierre Bayard, qui est un narrateur-personnage quand il écrit, vient à la rescousse des informations fausses qui ont si mauvaise presse, jusqu’à soutenir qu’il est très présomptueux d’affirmer que nous vivons à l’ère de la « post-vérité », puisque nous n’avons jamais en fait quitté l’espèce fabulatrice que nous sommes. Il considère cette thèse comme absurde : « Elle implique d’abord de faire une croix sur toute l’histoire de l’humanité, en particulier dans le domaine politique, qui a toujours été un lieu privilégié de fabrication de fables. »

Au lendemain d’un siècle qui a bercé les peuples de grands récits utopiques, il faut une bonne dose de naïveté ou d’ignorance pour imaginer que notre époque innoverait en la matière.

Pierre Bayard

Un peu comme dans son premier essai, où il nous expliquait que la vie littéraire est faite de gens qui parlent de livres qu’ils n’ont pas toujours lus, Bayard nous rappelle ici que nous parlons sans cesse de faits et de vérités que nous n’avons jamais pu vérifier nous-mêmes, et ce n’est pas pour nous blâmer, puisqu’il traite, pince-sans-rire, de « chicaneurs » les obsédés de la vérification, incapables de voir la beauté dans une fiction, même lorsqu’elle se présente sous le couvert de l’histoire vraie, ni de reconnaître que de fausses informations ont pu mener à des théories éclairantes et pertinentes, voire à des vérités subjectives qui nous élèvent.

Il donne l’exemple du best-seller Survivre avec les loups de Misha Defonseca, célèbre imposture littéraire révélée en 2007, qui racontait sa survie de petite fille juive à la recherche de ses parents pendant la Seconde Guerre mondiale, et qui aurait été protégée par une meute de loups, alors que l’auteure, qui n’est même pas juive, a dû reconnaître qu’elle avait tout inventé. Selon Bayard, « le récit imaginaire signé Misha Defonseca, comme la plupart des fictions évoquées par ce livre, doit en effet être attribué à plusieurs auteurs et non à une seule. Il est certes écrit par une fabulatrice, qui en est la première responsable, mais il l’est tout autant par tous les lecteurs et spectateurs qui ont pris le parti d’avoir foi en l’impossible et sans l’aide desquels la fable n’aurait pu se constituer en tant que telle ».

Cela a reposé sur la crédulité, qui est une chose complexe selon l’essayiste, car nous sommes alors dans une sorte de zone intermédiaire où nous croyons un récit tout en sachant qu’il ne tient pas debout.

Il en va de même pour le voyage mythique de Steinbeck aux États-Unis dans les années 1960, décortiqué plus tard par le journaliste Bill Steigerwald, qui en a révélé les inventions. « Or, c’est évidemment ainsi que procède tout écrivain en prélevant un certain nombre de pièces dans la réalité et d’autres dans son imagination, en les associant et en fabriquant une autre réalité plus proche de celle qu’il veut transmettre à ses lecteurs. C’est cette catégorie du composite que n’accepte pas Steigerwald, alors qu’elle se situe au cœur de l’alchimie littéraire. Ce que ne peut comprendre un rabat-joie comme Steigerwald est qu’il existe une forme de vérité littéraire irréductible à la vérité factuelle et qui possède sa propre légitimité. »

Ce qu’il y a de vraiment intéressant dans cet essai est qu’on peut y découvrir des faussetés auxquelles on croyait, et même, auxquelles on tenait. Par exemple, cette légende urbaine voulant que les Américains aient été pris de panique quand Orson Welles a présenté à la radio une adaptation de La guerre des mondes de H.G. Wells, en 1938. J’ai toujours cru à ces histoires de gens terrorisés qui fuyaient en voiture ou qui ont fait des crises cardiaques en croyant vraiment que les Martiens venaient de débarquer pour les tuer. Mais tout ça n’aurait été qu’un truc de manchettes sensationnalistes à partir de rumeurs jamais démenties par Orson Welles, qui y voyait de quoi contribuer à sa légende. Ma balloune est dégonflée, j’aurais dû faire mes recherches, et je me dis que c’est probablement faux, cette idée que les gens s’habillaient « propre » devant la télé à ses débuts. N’empêche, ce fait-qui-ne-s’est-jamais-produit a mené le chercheur Hadley Cantril à son concept de « standards de jugement » dans son livre La psychologie des mouvements sociaux

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Non, il n’y aurait pas eu de mouvement de panique quand Orson Welles a adapté le roman La guerre des mondes à la radio, en 1938…

Bayard, qui s’amuse et nous divertit beaucoup, revient aussi sur la supposée visite de Chateaubriand à Washington, comment Freud s’est imaginé un Léonard de Vinci abstinent pour forger sa théorie de la sublimation, la façon dont Saint-John Perse s’est inventé un personnage de visionnaire en insérant de fausses lettres dans sa propre Pléiade, l’étrange popularité du livre De la chine de Maria Antonietta Macciocchi auprès de l’intelligentsia parisienne, l’Eichmann pas aussi banal que l’a décrit Hannah Arendt ou les faux reportages du journaliste Claas Relotius dans le Spiegel, plus gros scandale de la presse allemande de l’après-guerre, entre autres choses.

« Ce ne sont pas les récits trompeurs qui rongent les couples ou les sociétés et les détruisent, conclut Bayard. C’est bien davantage leur qualité médiocre, et savoir inventer des fictions cohérentes, auxquelles puissent prendre plaisir aussi bien le conteur que ses auditeurs en rêvant à d’autres possibles dans un espace d’imagination partagée, est au contraire pour les groupes un gage de solidité et d’harmonie. » C’est pourquoi Pierre Bayard préconise que l’enseignement de la création littéraire soit étendu à toutes les disciplines, même scientifiques…

PHOTO FOURNIE PAR L’ÉDITEUR

Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ?

Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ?
Pierre Bayard
Les Éditions de Minuit
172 pages