Compétition sportive, contrôle extrême, société de performance, inconduites sexuelles ; avec Je suis le courant la vase, Marie-Hélène Larochelle continue de creuser les questions de la monstruosité et des violences en campant son deuxième roman dans l’univers de la natation d’élite. Un récit inconfortable et dérangeant, dont la houle chlorée nous entraîne dans les abysses d’une noyade intérieure.

Professeure de littérature à l’Université York, à Toronto, Marie-Hélène Larochelle a développé au fil de ses études universitaires et de ses années d’enseignement une spécialité autour de l’invective, des violences diverses et de la monstruosité.

« Ce qui m’intéresse beaucoup, c’est ce côté monstrueux en chacun, la violence ordinaire aussi, qui me touche beaucoup », explique-t-elle, jointe dans sa maison à Toronto, où elle habite depuis près de 14 ans.

Dans son premier roman, Daniil et Vanya, paru en 2017, celle qui dit toujours écrire à partir d’actualités qui la touchent creusait les questions de l’adoption internationale et des grandes détresses familiales à travers les figures de jumeaux inquiétants. Avec ce nouvel opus, ce sont plutôt les dénonciations d’inconduites dans les milieux sportifs, en lien avec la vague #metoo, qui sont devenues matières à fiction.

Je me suis beaucoup intéressée à ces actualités qu’on a vues sortir récemment ; il y a eu la gymnastique aux États-Unis, le ski au Québec… Cela touche aussi au milieu de la performance en général, à laquelle j’associerais aussi l’université, cette lutte pour l’excellence qui n’est jamais suffisante, jamais atteinte.

Marie-Hélène Larochelle

Pourquoi choisir la natation ? D’abord, c’est un sport auquel elle s’est adonnée de façon compétitive plus jeune. Dans cette discipline particulièrement, remarque-t-elle, « le corps devient outil de performance, comme l’est la raquette au tennis ». L’eau symbolise donc cette lutte contre les éléments, mais aussi contre soi-même.

Les possibilités d’écriture qu’offre le motif de l’eau étaient aussi porteuses. « Un des moteurs de cette écriture est le travail des différentes eaux. Il y a l’eau chlorée, essentielle au récit, mais la narratrice va aussi nager dans des rivières, l’océan, un lac… Je voulais explorer les eaux en tant que matériel pluriel, et travailler un style houleux, organique », détaille la romancière.

Se noyer en soi-même

Nageuse d’élite et étudiante à l’université, la narratrice du récit est sous le joug d’un entraîneur qui domine sa vie et son corps. Entre ses entraînements où elle se pousse sans s’émouvoir au-delà de ses limites, ses cours à l’université, ses « séances » avec son coach, où elle doit se soumettre à d’étranges incantations, son quotidien alternant entre routine militaire et moments de débauche avec les autres membres de l’équipe avec qui elle entretient des relations de proximité ambiguës, on suit sa plongée vers les bas-fonds, sa noyade intérieure.

Évitant tout pathos, Larochelle s’est donné comme défi d’écrire un roman sans dialogue, alors qu’on expérimente la vie à travers les yeux de ce personnage déconnecté de son corps qu’elle offre sans résistance, et négligeant à peu près tout : son apparence, sa santé, ses affaires, sa chambre.

« Je voulais qu’on soit dans sa tête, mais sans en faire un roman psychologique, car elle est assez détachée, placide. C’était un défi esthétique de montrer son ressenti sans tomber dans une exagération des sentiments », remarque l’autrice.

On entre ainsi dans Je suis le courant la vase comme si on revêtait la peau inconfortable du personnage. L’inconfort, d’ailleurs, traverse le roman, contaminé par la grisaille rampante d’un Toronto sale et nauséabond, à des lieues de l’image proprette qu’on se fait de la métropole.

Maillot minuscule qui scie la peau, moisissures qui courent entre les céramiques de la piscine, cheveux et vêtements pourris par l’humidité, ongles jaunis qui cassent, eau chlorée mais souillée par les glaires, le sang, l’urine, et dans laquelle le corps se débat furieusement, on est loin de l’image romantique du sportif qui se dépasse dans l’allégresse.

« Quand l’effort se déclenche, mon organisme se révolte, refuse encore de s’adapter. Pourtant, comme les autres, je dis que j’ai appris à nager avant de marcher. L’eau comme élément naturel, propos des nageurs qui se confortent à surjouer leur exceptionnalité. La vérité, c’est plutôt que nous sommes une bande d’inadaptés que le rivage a crachés, dont la terre ne veut pas, qui se débattent pour performer dans ce milieu hostile. On s’est pris d’affection pour notre enfer », détaille la narratrice au tout début du roman.

« J’aime lire de la littérature inconfortable ; la littérature de l’inconfort est celle qui m’intéresse et que j’enseigne, et c’est aussi ce que j’essaie de faire dans mes romans », lance Larochelle, qui dit enseigner dans ses cours du contenu « très sensible, extrêmement dur ».

Alors que le sujet de la sensibilité des étudiants à certaines œuvres ou sujets controversés fait l’actualité, nous lui demandons si elle a aussi ressenti ce ressac dans le cadre de son enseignement. « Oui, et j’ai un exemple très spécifique. L’an dernier, pour la première fois dans mes évaluations, deux étudiants ont indiqué qu’ils auraient aimé avoir un trigger warning pour un cours intitulé “Monstres et monstrueux littéraires”. Il y a clairement une sensibilité nouvelle », remarque-t-elle.

Pour la professeure, cela est « une très bonne chose ». « Il y a certainement une réflexion à faire de la part des professeurs de littérature. Selon l’approche sociocritique qui est la mienne, la littérature s’inspire de la société, mais la fait aussi évoluer ; de la même façon, je crois que les étudiants font aussi évoluer l’université, c’est un dialogue. Le professeur est aussi là pour se faire bouleverser. »

PHOTO FOURNIE PAR LEMÉAC

Je suis le courant la vase, de Marie-Hélène Larochelle

Je suis le courant la vase
Marie-Hélène Larochelle
Leméac
164 pages