C’est en discutant avec Henri, le fils de mon collègue Yves Boisvert qui est en littérature, que j’ai eu envie de demander à des étudiants les raisons qui les avaient menés vers les lettres à l’université. Qu’est-ce qu’un jeune homme de 21 ans va donc chercher là-dedans de nos jours ?

« Je dirais avoir des professeurs qui ont passé énormément de temps avec des livres, m’a répondu Henri. Des professeurs qui nous amènent plus loin dans la lecture de textes difficiles, de textes qui sont loin de nous dans le temps, qui nous aident à résoudre cette difficulté temporelle et les difficultés du texte lui-même. La lecture des grandes œuvres, connaître les jalons, c’est certain. Je pense que la plupart des étudiants sont là pour ça. » Ce sont d’excellentes raisons, les mêmes que les miennes lorsque j’avais son âge, et il semble avoir été impressionné par les Essais de Montaigne, ce qui m’impressionne moi-même, émue comme une madame devant la belle jeunesse.

La question apparaissait à la fin d’une récente chronique et j’ai reçu une bonne centaine de courriels où j’ai dû dénicher les étudiants parmi tous les amoureux de la lecture qui m’ont écrit. Car, c’est inévitable, dès que vous parlez de votre amour de la lecture, ça réveille la grande famille des lecteurs atteints de la seule maladie qui rend heureux : lire. Ainsi, j’ai reçu des témoignages de gens qui ont vécu l’index ou la section « enfer » des bibliothèques, autrefois. Gaëtan Clément me raconte que, jeune professeur, un directeur avait confisqué un livre de l’un de ses élèves parce que la couverture affichait « texte intégral ». Je suis souvent tombée sur de vieux livres dans des librairies qui portaient cette mention sans que je comprenne. Disons que ce devait être à l’époque aussi excitant que lorsque l’étiquette « Parental Advisory-Explicit Content » est arrivée sur les CD. « Inutile de vous dire que cette aventure m’avait bien renseigné sur le nombre de livres que ce monsieur avait lus durant sa vie », note M. Clément.

> (Re)lisez la chronique « Itinéraire d’une lectrice radicale »

Pour vrai, j’adore ce genre d’anecdotes qui ne remontent pas à si loin, je n’ai pas pu m’empêcher de l’inclure.

J’ai l’impression qu’il y aura toujours de ces gens qui s’accrochent férocement aux livres et tous les témoignages d’étudiants d’aujourd’hui que j’ai reçus correspondent à cela, comme une réalité inchangée depuis que le monde sait lire.

J’ai répondu à chacun des jeunes chez qui je sentais une angoisse face à l’avenir en raison de leur choix d’études – on m’a tellement répété que je n’allais jamais trouver de job avec un bac en lettres. « Maintenant que je suis en dernière année, j’ai peur, m’écrit Rosalie qui termine son bac à l’UQAR. J’ai rêvé grand, je rêve grand, mais pourrais-je vivre du métier que je veux ? Je veux que les jeunes, comme mon petit frère de 10 ans, trouvent un plaisir dans les mots. Je veux encourager les jeunes écrivains québécois, faire connaître les littératures autochtones. Je veux que des jeunes rêveurs puissent vivre de leur art. Un jour, ça sera moi qui rendrai heureux un lecteur grâce à mon écriture. Un jour, ça sera moi qui publierai le futur Proust québécois. »

J’espère être encore là pour le recevoir, car la volonté contenue dans cette confession ne trompe pas. Christine Laplante se fait dire de son côté qu’elle ne trouvera pas d’emplois payants avec ça, mais rien ne la fera dévier, et voici ce qu’elle répond à ces commentaires : « Je m’inscris en littérature tout simplement parce que j’y trouve ma place. Un peu kitsch, me direz-vous ? » Non, vraiment pas.

Ariane Auclair-Auger étudie à Sherbrooke et constate qu’elle n’a eu que des profs blancs. « Je ne dis pas cela parce que je leur en veux, plutôt parce que dans un contexte où on veut parler de la portée d’un discours, des effets qu’un mot peut avoir sur une communauté, d’histoire, de révolutions, il me semble que cela crée une parole incomplète, estime-t-elle. J’attends de mes études en littérature qu’elles me fassent découvrir des réalités que je ne connaissais pas auparavant, pour que j’aie une compréhension du monde plus inclusive. Mais si les détenteurs et détentrices du savoir des classes oppressées ne peuvent le penser au sein des murs de nos universités, où est la possibilité d’apprentissage ? » Voilà une excellente question, qui explique l’émergence des débats que nous avons.

Florence Lavoie, qui est à McGill et qui adore son département (tout en se maudissant de s’être menti en ne choisissant pas les lettres plus tôt) pense qu’on n’est pas assez à l’écoute des traumatismes de ceux que l’on appelle des radicaux.

L’université est un endroit qui était autrefois réservé aux hommes et qui s’est ouvert aux femmes, au bout de protestations et de révoltes (qui étaient, à l’époque, qualifiées de radicales). De nos jours, c’est passer à côté du potentiel créatif et créateur d’une institution comme l’université que de la garder telle qu’elle est, de défendre ses pratiques telles qu’elles sont à tout prix et de l’empêcher d’évoluer.

Florence Lavoie, étudiante en littérature à McGill

De son côté, Benoit s’excuse de m’écrire même s’il est à la maîtrise, mais pour lui, étudier la littérature, c’est pouvoir creuser ses obsessions. « Le fait est que, oui, la GRANDE littérature, blanche et masculine, prend encore trop de place. Mais lui reprocher ce qu’elle est me semble complètement aberrant. C’est comme reprocher à Beckett d’être scatologique. Bah oui, il y a toujours un cr* ss de moment où quelqu’un pisse ou chie dans Beckett et, personnellement, ça m’ennuie, mais Beckett est mort. Si on n’a pas envie de se le farcir, il est facile à ignorer. Le fait est qu’une alternative existe enfin. Elle n’existe pas assez, n’est pas assez publiée, ou mise en valeur, mais elle existe. »

Rachel Lamoureux est au bac en création littéraire et m’a rappelé que les meilleurs profs sont souvent les écrivains et, mazette, j’ai de la difficulté à sélectionner un seul extrait de sa lettre profonde qui m’a presque foutu des complexes (je n’étais pas aussi allumée que ça quand j’étais étudiante). « Oui, je cherchais des réponses, des outils, des mentors aussi, je n’ai rien trouvé de cela à l’université, je l’ai trouvé dans les livres, explique-t-elle. Mon parcours universitaire a été un prétexte pour me plonger maladivement dans les textes, pour m’y consacrer absolument, en faire un projet de vie. […] Personne ne nous a dit que le monde espérait notre écriture, personne ne nous a promis que l’on parviendrait à dire ce que nous ressentions que nous avions à dire. C’était chacun pour soi, ça l’a toujours été. » Pour elle, c’est beaucoup plus qu’un intérêt, c’est une nécessité, lire et écrire, et ce ne sont pas les institutions qui lui ont donné l’envie ou les moyens, selon elle. « Au prix fort, j’y rencontre l’expression de ce que je ne veux pas devenir, je lis les textes que certains condamnent, je les visite, les aime parfois, les laisse entrer en relation avec ma subjectivité, permets à mon jugement de se former à leur contact. C’est en cela que la censure est absurde. Un texte est une scène, un lieu, un paysage, un endroit où se mouvoir et se constituer, il faudrait savoir ne pas condamner des lieux arides, simplement parce que nous ne savons plus nous chausser. J’ai lu Sade, Céline, Nabokov, j’aurais pu lire autre chose, aucun livre n’est nécessaire jusqu’à ce qu’il le devienne… »

J’aurais pu continuer comme ça pendant des pages et des pages et je remercie d’ailleurs tous ceux et celles qui m’ont écrit. J’aurais simplement envie de dire, face à la panique générale envers les départements de lettres, que si ça brasse un peu, au bout du compte… ça va bien aller.