Comment éduque-t-on les garçons ? Selon quels codes ? Et peut-on échapper aux stéréotypes de la masculinité même quand on souhaite élever un enfant dans la neutralité de genre ? Dans Un garçon comme vous et moi, l’écrivain et historien Ivan Jablonka poursuit son enquête sur la condition masculine à sa manière, en mêlant littérature et sciences sociales.

Nous avions interviewé Ivan Jablonka il y a deux ans pour son livre Des hommes justes, dans lequel il proposait un nouveau modèle de masculinité, plus égalitaire, moins dominant et moins toxique. Cette fois, l’écrivain français nous revient avec un ouvrage plus personnel, autobiographique, dans lequel il refait son « itinéraire de genre », c’est-à-dire qu’à partir de son propre exemple, il essaie de comprendre comment se « construit » un homme (dans son cas, écrit-il, un « homme blanc, hétérosexuel, diplômé, solvable en tout point du globe »).

« Mon livre précédent était un guide pour devenir quelque chose qui n’existe pas encore, explique-t-il en entrevue téléphonique de Paris. Je proposais une utopie. Cette fois, dans la foulée du mouvement #metoo, je me suis intéressé à l’homme réel. Qui est-il ? Qui suis-je ? Comment ai-je été construit ? Je ne suis pas un modèle, mais je me prends comme étude de cas. »

Une société genrée

Jablonka le reconnaît d’emblée, il ne répond pas à plusieurs stéréotypes masculins : il est plutôt frêle, il a une voix claire, il préfère la conversation avec ses copines aux soirées de match avec les copains, il adore l’opéra. Il a connu une enfance relativement heureuse et protégée, élevé par des parents très ouverts qui ont tenté de l’éduquer de la manière la plus neutre possible.

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Ivan Jablonka

J’ai été élevé dans la neutralité de genre. Quand j’étais petit, plutôt que de m’offrir de petits soldats ou des voitures – des jeux qui sont connotés “garçon’’ –, on m’a offert des jeux neutres comme les Lego ou les Playmobil. On me faisait écouter les chansons d’Anne Sylvestre. Mes parents se tenaient loin des clichés “comptines pour les filles, foot pour les garçons’’. Pour eux, mon éducation était un projet pédagogique mûrement réfléchi.

Ivan Jablonka, écrivain et historien

Malgré cette volonté, son père lui transmet tout de même certains stéréotypes liés à une masculinité plus traditionnelle, du genre « un garçon, ça ne pleure pas ». Une injonction qu’entendent souvent les garçons, et qui laisse des traces.

Les parents d’Ivan Jablonka ne sont pas les seuls à avoir souhaité éduquer leur enfant loin des stéréotypes sexistes, mais ça demeurait tout de même exceptionnel à l’époque. Le jeune Jablonka découvre qu’une fois hors du cocon familial, la réalité nous rattrape. Son premier « décalage de genre », comme il l’appelle, c’est lorsqu’il a découvert qu’il préférait Candy à Goldorack, ce qui le plaçait à part des autres garçons. « Sensibilité, candeur, bienveillance, partage, tel devenait mon idéal psychologique, fibres d’une masculinité tendre qui me convenait davantage que la violence de surhommes et de monstres s’agressant avec fracas dans un grand contraste de couleurs », écrit-il dans Un garçon comme vous et moi.

Jablonka analyse plus en profondeur la triade offerte aux garçons à mesure qu’ils grandissent : dessins animés, jeux vidéo, porno. « Il y a une forme de violence dans ces contenus et, de par leur violence, une forme d’imprégnation. Moi, je ne répondais pas à ces codes. »

Nous vivons dans une société genrée. Le genre est partout, programmé dans les institutions.

Ivan Jablonka

Bien sûr, à l’adolescence, il est l’objet de railleries et d’intimidation. « Je n’étais pas un ‘‘vrai mec’’ », écrit-il. Plus loin, il précise : « La culture de la brutalité, de la querelle, du danger ou même de la drague n’est décidément pas la mienne. […] Il arrive qu’on croie me blesser en me rangeant dans la ‘‘catégorie’’ des femmes ou des gais. Peine perdue : je m’honorerais d’y appartenir. »

Dictature de la virilité

Ce n’est donc pas le parcours d’un macho ou d’un stéréotype masculin qu’on suit ici, mais plutôt l’évolution d’un homme qui s’est toujours senti en « dissidence de genre », pour reprendre son expression.

J’ai voulu sortir de la prison du genre et certains de mes comportements étaient plus associés au féminin ou à la culture gaie. Aujourd’hui, c’est plus facile, car il n’y a pas de modèles bons ou mauvais, c’est beaucoup plus fluide et positif. L’ambiguïté, pour moi, c’est quelque chose de positif.

Ivan Jablonka

Cette dictature de la virilité selon des codes très précis a causé beaucoup de souffrance dans son entourage, raconte Jablonka dans son livre. Il revient sur le suicide de jeunes hommes qu’il a connus, sur les problèmes de dépendance d’un ami d’enfance. « Les attentes de la famille, l’obligation de réussite, d’être un gagne-pain pour sa famille à l’âge adulte, le carcan sexuel, tout ça a causé beaucoup de douleur », souligne-t-il.

Son livre comporte d’ailleurs plusieurs entrevues avec des amis d’enfance à qui il demande de revenir sur certains évènements, et de transmettre la perception qu’ils avaient du jeune Jablonka à l’époque.

Père de trois filles, Ivan Jablonka n’a pas été confronté à l’éducation d’un garçon. Que lui aurait-il enseigné ? La question le laisse songeur un instant. « Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que j’aurais voulu lui transmettre des valeurs d’égalité, de liberté et de féminisme. »

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Un garçon comme vous et moi, d’Ivan Jablonka

Un garçon comme vous et moi
Ivan Jablonka
Seuil
320 pages
En librairies

La paternité à la québécoise

L’évolution de la masculinité et de ses codes, on l’observe aussi dans la manière dont les hommes vivent leur paternité. La sociologue québécoise Valérie Harvey en parle dans Révolution papa, sa thèse de doctorat remaniée pour publication. Elle revient sur les principaux points forts des pères québécois – congé, implication, conciliation travail-famille – qui les rapprochent des pères scandinaves.

Là où les observations de Harvey rejoignent celles de Jablonka, c’est dans l’identification des stéréotypes qui freinent les élans des hommes souhaitant vivre leur paternité autrement. À commencer par l’idée que le congé parental irait de facto à la mère, un sujet sur lequel le Conseil du statut de la femme s’était prononcé en 2015, proposant d’allonger le congé de paternité. « Il faut s’intéresser à notre histoire pour constater que l’implication des pères remonte à loin, observe Valérie Harvey. Avant que l’accouchement ne soit médicalisé et que les femmes accouchent à l’hôpital, le père pouvait y participer. C’est d’ailleurs un mouvement de pères québécois qui ont demandé à pouvoir être présents en salle d’accouchement dans les années 1970. »

Toujours au Québec, le congé de paternité de cinq semaines a également eu un impact positif sur l’implication des pères, tout comme le mouvement féministe qui les a en quelque sorte forcés à prendre leurs responsabilités auprès des enfants. La valorisation du rôle d’éducateur dans les milieux de la petite enfance ainsi qu’un prolongement du congé de paternité pourrait avoir des conséquences positives, rappelle l’auteure qui suggère aussi de revoir nos perceptions à l’endroit de la notion de care, encore trop souvent associée aux femmes (l’expression « materner » en est l’exemple le plus flagrant dans un contexte de parentalité).

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Révolution papa – Comment les pères québécois transforment la masculinité, de Valérie Harvey

Révolution papa – Comment les pères québécois transforment la masculinité
Valérie Harvey, préface de Vincent Graton.
Québec Amérique
144 pages
En librairie le 16 février