Tous les chemins peuvent mener à la poésie, qu’on soit chanteur comme Benoit Pinette – mieux connu sous le nom Tire le coyote – ou enseignant de philo, essayiste et ancien rappeur comme Jérémie McEwen. Tous deux publient cette semaine leur premier recueil, un saut dans le vide excitant et rempli de possibles.

L’écriture est au cœur du travail d’auteur-compositeur de Benoit Pinette. « Je n’ai pas une écriture premier degré et j’ai toujours abordé la chanson comme étant de la poésie », nous explique-t-il.

« Je suis toujours à la recherche de l’image forte. C’est même souvent ce qui va propulser une chanson. »

Son passage à la poésie n’est en effet pas si surprenant. La grande différence pour lui, c’est que les textes qui font partie de son recueil intitulé La mémoire est une corde de bois d’allumage sont beaucoup plus courts que ceux d’une chanson, question d’aller directement à l’essentiel.

« J’aime la poésie qui est punchée, qui s’approche de la citation, qui pousse à la réflexion. J’avais envie de synthétiser au maximum. Au départ, la plupart des poèmes étaient plus longs, et j’ai coupé avec l’aide de l’éditrice de La Peuplade. C’est ce qui a été le plus difficile comme adaptation en passant de l’un à l’autre. »

Trouver sa voix

Jérémie McEwen, dont le recueil s’intitule La panse, croit que la poésie lui a permis de s’affranchir de toutes les contraintes d’écriture qu’il a pu avoir, tant comme essayiste que comme rappeur.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Jérémie McEwen, enseignant de philosophie et essayiste

« Il y avait quelque chose de forcé dans ma façon d’écrire le rap, avec les rimes et tout. J’ai envie de dire au moi d’il y a 10 ans : laisse faire ça, les rimes ! C’est comme si j’avais trouvé comment j’avais envie d’écrire de la poésie. »

Une démarche qui lui a permis d’aller plus directement « dans les tripes et l’émotion, aux choses elles-mêmes », et d’assumer enfin sa vulnérabilité. « Je suis un peu devenu le rappeur que j’aurais voulu être. »

En fait, l’auteur de Philosophie du hip-hop – Des origines à Lauryn Hill, essai qu’il a publié il y a un an et demi et qu’il juge bien « didactique », estime avoir enfin trouvé sa « voix d’écrivain » dans la liberté de la forme poétique.

Se surprendre en se lisant, est-ce qu’il y a quelque chose de plus l’fun ? C’est écrit poésie sur la couverture, mais, en fait, c’est un genre de poésie-essai-récit, et ce côté hybride et libre m’intéresse beaucoup.

Jérémie McEwen

« Je me donne la permission de plus en plus d’écrire comme je le sens. Je ne sais pas si je peux toucher plus de monde, mais je m’y reconnais plus », affirme Jérémie McEwen.

Vertigineuse liberté

Cette liberté a, au contraire, fait éprouver un grand vertige à Benoit Pinette, habitué aux structures de la chanson.

« Pour moi, la poésie est la forme d’écriture la plus pure et la plus libre qui soit. Mais cette liberté apporte son lot de questionnements… À un moment, tu t’arraches les cheveux ! Ça devient un peu difficile de savoir quand ton poème est terminé, tu es toujours en train de changer un mot de place, l’ordre des vers… J’avais toujours l’impression que je devais ajouter quelque chose. »

Benoit Pinette trouve lui aussi que la poésie lui a permis d’aller encore plus loin dans l’intimité – même si ses chansons le font déjà beaucoup. « Parce que tu ne peux pas cacher tes mots derrière une interprétation ou un arrangement musical. Ils doivent résonner tout seuls. » Résultat : il ne s’est jamais senti aussi vulnérable que lorsqu’il a envoyé son manuscrit à La Peuplade.

Ça prend du courage pour publier de la poésie, de la naïveté, une certaine innocence… Mais je me lance là-dedans avec mon cœur et ma spontanéité, sans calculer où ça peut me mener.

Benoit Pinette

Longue gestation

Benoit Pinette a commencé à écrire La mémoire est une corde de bois d’allumage à la fin de sa plus récente tournée, en décembre 2019. Par besoin de s’ennuyer de la chanson, pour relever le défi. Mais le sujet du livre, qui porte sur les blessures non guéries de l’enfance, lui trottait dans la tête… depuis la naissance de ses enfants.

« Ça grandit en moi depuis cinq, six ans. Mais tout part de l’arrivée de mes enfants, parce qu’ils ont été un grand révélateur de mon rapport à l’enfance. »

Le processus de maturation a été long aussi pour Jérémie McEwen, qui se souvient avoir eu un premier flash autour de 2013, après avoir vu une publicité de Snickers qui disait : « Quand je ne mange pas, je deviens un monstre. » « Je me suis dit qu’il y avait quelque chose là et j’ai commencé à écrire des textes biographiques sur mon rapport à la nourriture. Puis, à un moment, je me suis dit : mais ça ne va intéresser personne de savoir ce que je mange ! »

Sa blonde lui conseille de couper et de « sortir du premier niveau ». Il commence alors à élaguer et à « sculpter » ses textes qui, au départ, n’étaient pas écrits sous la forme poétique, pour finalement les présenter à son éditrice chez XYZ il y a un an et demi.

« Je lui ai dit : si tu trouves ça poche, dis-le-moi, et je vais recommencer à écrire des essais. Elle m’a dit : non, il y a quelque chose là-dedans, on va travailler là-dessus ! » Sept ans plus tard, il assure n’avoir jamais travaillé aussi longtemps sur quelque chose.

« Mais j’avais envie de ça, de faire confiance aux mots, au texte, et de laisser émerger quelque chose. De faire de la littérature pour la première fois. »

La suite du monde

Maintenant que Jérémie McEwen a goûté à la poésie et à ses possibilités, il sait qu’il y reviendra d’une manière ou d’une autre. Benoit Pinette aussi, mais sans urgence ni se mettre de pression, probablement après un prochain album.

« Je n’ai pas envie que ce soit le seul livre de poésie que j’aie écrit », dit celui qui invitait régulièrement des poètes à assurer sa première partie lors de sa plus récente tournée.

C’est l’art qui a la plus grande place dans mon cœur. Une musique a beau être exceptionnelle, si le texte est plate, je décroche. Je ne peux pas ne pas m’y attarder et, comme auteur, c’est ce qui me prend le plus de temps et d’investissement, sur tous les plans.

Benoit Pinette

En ces temps particuliers, alors qu’une jeune poète de 22 ans, Amanda Gorman, a volé la vedette à la cérémonie d’investiture de Joe Biden, que peut faire la poésie pour nous ?

« Je n’ai jamais pensé qu’une chanson pouvait changer le monde, répond Benoit Pinette. Mais un poème, un texte peut contribuer à un mouvement parce qu’il nous oblige à prendre position. La poésie a aussi cette capacité de juste mettre de la beauté dans notre quotidien. »

Pour Jérémie McEwen, la poésie est comme une « page blanche », et c’est pour cette raison qu’il l’investit avec autant d’enthousiasme. « J’écoutais le poème d’Amanda Gorman et je pensais à celui de Maya Angelou lors de l’investiture de Bill Clinton, qui s’est terminé avec ces mots : good morning. Pour moi, la poésie, c’est ça, c’est un nouveau départ. C’est s’ouvrir les yeux pour regarder le monde comme si c’était la première fois. »

IMAGE FOURNIE PAR LA PEUPLADE

La mémoire est une corde de bois d’allumage, de Benoit Pinette

La mémoire est une corde de bois d’allumage, Benoit Pinette, La Peuplade, 93 pages. En librairie le 4 février

Qu’est-ce qui est inné ? Qu’est-ce qui est acquis ? Comment briser la chaîne des souffrances qui se transmettent d’une génération à l’autre ? Ce sont ces grandes questions que se pose Benoit Pinette dans ce recueil parfois difficile à lire tellement il plonge dans la douleur et l’anxiété de sa propre enfance. « Je n’ai pas eu envie de me cacher derrière quoi que ce soit », explique-t-il. C’est sa peur de répéter les patterns familiaux qui l’a fait plonger dans ces eaux troubles, mais qui vont en s’éclaircissant à mesure que le livre avance. « Je tenais à finir sur quelque chose de plus lumineux, et c’est pour ça que je dédie la dernière partie aux enfants. » Il y a beaucoup d’intensité dans ces très courts poèmes écrits au fil de l’émotion et aux phrases ciselées à la perfection. On reconnaît bien ici la manière et le sens de l’image de Tire le coyote. Et c’est loin d’être un défaut.

IMAGE FOURNIE PAR XYZ

La panse, de Jérémie McEwen

La panse, Jérémie McEwen, XYZ, 122 pages. En librairie le 3 février.

Parce qu’il est en peine d’amour, le narrateur de La panse décide qu’il apprendra à vivre sans les autres… et sans manger. « Mais sans ça, on n’est rien ! », dit et démontre Jérémie McEwen. À travers le rapport à la nourriture, ses évocations culturelles et personnelles, il s’intéresse ainsi à la notion d’identité. « Comme la bouffe qui par définition est transitoire, j’essaie de défendre cette idée que l’identité est quelque chose de mouvant. » Ludique et stimulant, bourré de références, parfois étrange, La panse est un récit poétique extrêmement délié. Jérémie McEwen est convaincu que, de cette manière, sa thèse est plus tangible. « Je pense que c’est plus clair en l’évoquant quand la décrivant. J’aimerais aussi pouvoir me dire, dans 30 ans : “Eille, c’était l’fun à lire, ça”, plutôt que “c’était très rigoureux et parfaitement ficelé”. » Comment dire ? Mission accomplie.