Initialement, Éric-Emmanuel Schmitt comptait se rendre au Québec pour présenter le deuxième tome de sa saga La traversée des temps, baptisé La porte du ciel.

Malheureusement, les portes du ciel se sont fermées à lui et il n’a pu prendre son vol pour Montréal. C’est donc par l’intermédiaire de ports USB que nous avons conversé avec l’auteur de ce nouvel opus, où il propulse ses héros en Mésopotamie, au pied de la tour de Babel.

Pour mémoire, Schmitt s’est lui-même lancé dans l’édification d’une tour de Babel littéraire avec cette fresque pétrie de huit briques imposantes, mettant en scène Noam, Noura et Derek, trois personnages immortels nés au néolithique et traversant l’histoire de l’humanité, jusqu’à notre époque.

Et en voyant atterrir sur notre bureau les 600 pages de La porte du ciel, qui prennent le relais des 570 pages de Paradis perdus, on comprend mieux la réponse donnée par l’écrivain à la question « Quel est votre mot préféré ? » jadis posée par Bernard Pivot dans l’émission Bouillon de culture : son dévolu s’était jeté sur « dodu », adjectif particulièrement propice à ses pavés replets ! Quand nous lui avons remémoré l’anecdote, Éric-Emmanuel Schmitt s’est esclaffé, et même s’il confesse l’avoir l’oubliée, il a effectivement glissé « dodu » dans son dernier livre (« une vaste salle aux colonnes dodues », p. 243). « Il est vrai que j’adore ce mot, ainsi que “tilleul”. »

J’ai un rapport complètement sensuel et musical à la langue, je trouve que [la] sonorité [des mots] va avec ce qu’ils décrivent, j’y vois même des voyages, des paysages…

Éric-Emmanuel Schmitt

Mais trêve de détails grassouillets, et examinons quelle chair a été mise autour de l’os de ce nouvel opus. On retrouve le fil des vicissitudes de Noam, ressuscitant dans une grotte plusieurs siècles après sa décapitation, perdant de nouveau de vue sa bien-aimée Noura. Ses pas le guident jusqu’en Mésopotamie, où il découvre l’émergence de la civilisation : écriture, architecture, urbanité, astronomie… Parvenu à Babel, il enquête à l’ombre de cette grande tour en construction, cherchant à faire la lumière sur les desseins de son commanditaire, le tyran Nemrod. Fasciné par le visage des villes, devenu guérisseur, le voici ballotté de porte en porte, empêtré dans les stratégies de la reine du territoire voisin ou dans les tensions interfraternelles des conseillers de Nemrod, cherchant Noura sans relâche.

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Beautés et cruautés

Ce cadre dans lequel émergent nombre de savoirs semble avoir foncièrement inspiré Schmitt. « Nos ancêtres de cette époque ont inventé une manière d’être au monde qui va subsister, en domptant les eaux, par les canaux, la terre, les champs, les animaux, l’élevage, avec un rapport à la nature complètement différent », énumère l’auteur, sans oublier l’organisation urbaine et sociale, qui fascine son protagoniste. « Ce sont les premières cités, vis-à-vis desquelles Noam éprouve des sentiments très ambigus : de l’étonnement, de l’émerveillement, mais aussi de l’effroi. Les hommes ne vivent plus dans la nature et s’organisent en classes sociales, un monde dans lequel nous vivons encore aujourd’hui », poursuit-il. Noam découvrira de grandes avancées, dont l’écriture qui constituera, logiquement, un élément-clé pour l’humanité et ses propres aventures.

Pour planter tel décor, l’écrivain effectue lui-même ses recherches (« Je ne sais pas toujours ce que je cherche, alors pour pouvoir le trouver, il faut que je cherche moi-même », dit-il), comptant sur sa formation de haute volée, validant à l’occasion certains points avec des spécialistes.

Une tâche qui sera facilitée à mesure que la saga progressera, traversant des périodes qu’il connaît comme sa poche – comme celle de la Grèce antique, prévue pour le quatrième volume.

Dans cette Mésopotamie effervescente, Noam subira également de rudes épreuves, aux prises de nouveau avec la férocité de son demi-frère immortel, mais aussi avec sa descendance, ce qui aboutira à un dilemme cornélien impliquant l’élue de son cœur. Éric-Emmanuel Schmitt fait-il acte de cruauté à l’égard de ses personnages ? « La vie est cruelle et le tragique de l’existence m’a toujours intéressé, même si je ne suis pas un auteur tragique. Mes plus grandes rencontres avec le public auront été sur des sujets absolument terribles, comme La part de l’autre ou Oscar et la dame rose. Je n’ai pas peur de ce qui fait peur, et comme j’ai un faisceau de lumière, je ne crains pas les ténèbres », philosophe celui qui refuserait, si on la lui offrait, l’immortalité léguée à ses protagonistes, se rendant compte à mesure qu’il avance dans son récit du « véritable fardeau » de ce cadeau empoisonné.

Déshabiller la Bible

Le projet vise certes à créer une épopée suivant l’histoire de l’humanité, mais il apparaît avec La porte du ciel qu’un point de vue judéo-chrétien est adopté pour ce faire, avec de nombreuses références bibliques. Alors, pourrait-on imaginer un Éric-Emmanuel Schmitt chinois, autochtone ou africain narrer cette saga, mais chaussé de lunettes culturelles différentes ? « Complètement. On est forcément de quelque part, et j’écris de là où je suis, c’est-à-dire du bassin méditerranéen, qui sont les racines, y compris spirituelles, du monde dans lequel j’évolue », convient l’auteur, avertissant que Noam se rendra sur d’autres continents dans les prochains volets.

Mais si les calques bibliques y sont abondants, c’est davantage pour montrer comment l’Homme est une machine à produire du sens ; l’histoire de Noam, c’est un peu un déshabillage de la Bible, cherchant à dépouiller ses récits des fioritures dont ils ont été parés.

« La Bible, c’est un roman qui s’écrit toujours. C’est mon roman dodu ! », lance-t-il en riant, quand on l’interroge sur son rapport au recueil sacré.

Souvent mise dos à dos avec Sapiens, l’œuvre de l’historien Yuval Noah Harari, La traversée des temps aboutira-t-elle à une projection vers le futur, comme l’a fait l’Israélien avec Homo deus – Une brève histoire du futur ? Schmitt ne vendra pas la mèche ; seulement quelques ficelles, indiquant que des hypothèses sur l’avenir seront esquissées à la fin du huitième et dernier tome, refusant de révéler si elles s’avèrent optimistes ou pessimistes. D’ici sa parution, motus et bouche dodue. « Vous ne pouvez pas imaginer la quantité de secrets que je garde », taquine-t-il, avant de retourner travailler sur les mystères égyptiens de son troisième volume, Le soleil sombre.

La porte du ciel

La porte du ciel

Albin Michel

592 pages