C’est un peu comme le nord et le sud, le chaud et le froid, le noir et le blanc : viennent de paraître deux essais qui s’attaquent aux questions brûlantes de la rectitude politique, de la culture du bannissement, de la censure et autres thèmes périphériques à la liberté d’expression, signés par des auteurs aux approches radicalement opposées. Lire consécutivement Le livre offensant, de Guy Nantel, et Annulé(e) – Réflexions sur la « cancel culture », de Judith Lussier, promet un choc thermique digne d’un mois de novembre. Une double lecture ratissant large, et fort utile pour se (re)forger une opinion.

Revendiquer le droit d’offusquer

Visiblement, l’humoriste et ex-candidat à la direction du Parti québécois avait besoin de se vider le cœur. Sans concession, il fustige ceux qu’il présente comme les bien-pensants, les justiciers de la morale et de la vertu, s’en prenant sans ménagement à la gauche radicale. Surtout, il semble profondément inquiet qu’il faille ménager une myriade de susceptibilités, au risque de soulever des tempêtes populaires et médiatiques. « Nous sommes entrés sans transition dans une période d’obscurantisme où les offusqués règnent désormais en maîtres », déplore-t-il en avant-propos.

Guy Nantel enracine sa réflexion dans sa propre expérience, relatant le tourbillon de controverse s’étant formé autour de lui, provoqué par le court segment d’un spectacle où il lançait un trait d’humour sur une affaire d’allégations d’agression sexuelle. Puis il embraye sur un dossier d’une actualité brûlante : la retentissante saga judiciaire opposant Mike Ward à Jérémy Gabriel, qui s’est soldée la semaine passée en faveur de l’humoriste. L’auteur y explique pourquoi il s’est rangé aux côtés de son homologue. « Défendre Ward, ce n’est pas défendre la qualité de son gag. C’est défendre le droit de faire ce gag, même si c’est le pire gag jamais fait », avance-t-il, revendiquant non seulement le droit, mais aussi « le devoir du comique à être insolent, irrévérencieux et irrespectueux ».

Il enfile ensuite les scandales ayant pris d’assaut les manchettes, ici comme ailleurs : spectacles de Robert Lepage, propos de Louis-Jean Cormier, épisode de La petite vie ou liste de lecture de François Legault temporairement retirés, diffusion de la chanson Baby It’s Cold Outside, appropriations culturelles et culinaires, etc. À ses yeux, autant de cas de censure menés par des apôtres de la vertu à tendance « hypocrite », au premier rang desquels il place les fameux wokes, friands de culture du bannissement (cancel culture).

« Cette rectitude est devenue une forme de tyrannie, une religion à laquelle il devient impératif d’adhérer sous peine d’exclusion », croit-il.

Lorsque que les enjeux sont portés sur le terrain sémantique et lexical, Le livre offensant soulève une panoplie de néologismes et de nouveaux concepts (« racisme systémique », « culture du viol », « traumavertissement », etc.), présentés comme autant d’importations américaines, au sens malléable, destinés pas tant à résoudre les problèmes sociaux qu’à « blâmer des coupables ». Les questions du racisme et du profilage racial sont par ailleurs largement attaquées de front, ainsi que la responsabilité des médias dans cette « frénésie » de la rectitude politique.

Le livre offensant

Le livre offensant

Groupe Entourage

328 pages

Le bannissement nuancé

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Judith Lussier, autrice d’Annulé(e) – Réflexions sur la « cancel culture », propose de jeter un regard plus attentif sur la culture du bannissement, ses origines et ses effets.

Même si le nouvel essai de la chroniqueuse Judith Lussier se concentre sur la culture du bannissement (cancel culture), on y retrouve, arrimés à ses recherches et ses réflexions, presque tous les cas et exemples évoqués par Guy Nantel. Surtout, il est frappant de les voir éclairés par une lanterne tout autre.

Certes, personne ne tombera des nues, sachant où logent leurs auteurs respectifs (Nantel se revendique toutefois de centre gauche dans son ouvrage). Mais on invite les lecteurs à comparer les nombreuses analyses de controverses telles que les ajustements apportés par Hasbro à son Monsieur Patate, l’épisode de l’universitaire ayant prononcé le « mot qui commence par N » dans le cadre d’un cours ou les retraits de la liste de lecture de M. Legault. Les intentions, les conséquences et les origines de telles tempêtes sont-elles vraiment celles que l’on croit ?

Au cœur d’Annulé(e) – Réflexions sur la « cancel culture », dans le droit fil d’On peut plus rien dire (2019), se niche une approche nuancée de la culture du bannissement, qui, pour l’autrice, « n’a rien de nouveau », mais reste particulièrement ardue à circonscrire. Elle ne serait pas l’apanage de la gauche, soutient Judith Lussier, qui déplore que les cas alimentés par la droite ne soient pas reconnus comme tels. « Il n’y a pas de responsable unique de la cancel culture. La plupart du temps, les gens à qui l’on fait porter le fardeau de ces conséquences sont les boucs émissaires préalablement désignés : les wokes et leurs idées progressistes », écrit-elle, précisant qu’on « attribue aux wokes des pouvoirs que ces personnes n’ont pas ».

Elle expose que ceux qui provoquent l’étincelle de certains soulèvements se retrouvent parfois victimes d’un retour de flammes, ou assistent à des réactions en chaîne qu’ils n’ont ni désirées ni revendiquées (comme des annulations de contrats ou des retraits de commanditaires). « Non seulement ses conséquences réelles sont difficiles à cerner, mais les gens à qui on en impute la faute, généralement les progressistes, en sont en outre bien souvent les principales victimes », avance-t-elle. Entre autres exemples, elle brandit l’affaire mettant aux prises Maripier Morin et Safia Nolin.

Aux dires de l’autrice, les cibles de la culture « dominante » parviennent même à tirer parti de la situation en se présentant comme des victimes brimées dans leur liberté d’expression par « une société trop sensible ».

Là aussi, la vue périphérique de l’ouvrage a trop d’amplitude pour être fidèlement rapportée ici, mais plusieurs thèmes méritent une attention particulière, portant sur l’humour, la mémoire et la célébration de figures historiques, la tentation de séparer l’homme de l’œuvre, les algorithmes des réseaux sociaux avides de spirales de négativités, la liberté universitaire…

Quasiment inconciliables, arborant chacun réflexions fouillées, mais pas toujours dénuées de failles, les deux essais méritent une lecture croisée ; les adosser chapitre par chapitre promet même une passe d’armes épique.

Annulé(e) – Réflexions sur la « cancel culture »

Annulé(e) – Réflexions sur la « cancel culture »

Cardinal

254 pages