Peut-on s’affranchir de son passé ? Tout enterrer et reconstruire comme si plus rien n’existait ?

Anna Gauthier, pharmacienne dans une bourgade en bord de mer, en France, s’est bâti une existence à l’abri du besoin, aux côtés de son mari et de son fils, Léo, 18 ans. Elle gère leur existence à trois d’une main de maître, veillant aux moindres détails pour « garantir l’essentiel » : sa belle villa sur les hauteurs, sa famille solide, cette réputation, ce respect qu’on lui témoigne. « Elle aime que tout soit sous contrôle, son contrôle. »

Puis arrive ce moment où tout cesse d’être normal, lorsque les gendarmes frappent à leur porte, un matin, pour emmener son fils, accusé d’un geste de violence. C’est le point de bascule. Dans un pays en ébullition, un climat social tendu par les manifestations hostiles aux forces de l’ordre et au gouvernement, Anna ne peut espérer une libération rapide de Léo.

En définitive, on découvre que tout n’était pas si parfait. Que sous le vernis des apparences, des fissures menacent de faire éclater ce que quiconque aurait pu envier. « Que personne n’est à l’abri des ennuis, que la roue tourne, que les privilégiés chutent », écrit l’auteure.

Anna, qui vivait depuis si longtemps sur « une ligne de crête », exigeante et instable, se rend compte à quel point elle était épuisée de cette hypervigilance, de cette représentation dans « le théâtre de son existence » où elle s’appliquait depuis tant d’années à chercher la validation dans l’œil des autres et à surmonter la crainte d’être rattrapée par son passé. Les mots sont durs, blessants, à l’image de l’horreur qu’elle a vécue durant son adolescence.

C’est un roman obsédant, enrageant par moments, sur la pénible lutte des classes, l’équilibre fragile d’un château de cartes, pourtant construit à la sueur d’une femme qui est de la « race des survivantes », qui a su creuser sa voie par sa force et son intelligence, et qui a tout mis en œuvre pour se détacher de ses origines modestes et s’éloigner d’une jeunesse marquée par la violence dans l’une de ces cités autrefois ouvrières.

Peut-on s’en vouloir de ressentir un véritable sentiment de triomphe lorsqu’Anna en vient à faire l’indicible, alors qu’elle risque ainsi de détruire tout ce qu’elle a mis des années à édifier ? Car c’est un profond cri de victoire que l’on a envie de pousser en arrivant au bout de ce récit marquant, un récit qui nous perturbe, remet en doute nos certitudes, nous remue jusqu’au plus profond de nos entrailles. Et qui nous force à réfléchir au sens de la réussite et au poids des chaînes du passé.

Un tesson d’éternité

Un tesson d’éternité

JC Lattès

272 pages

8/10