Après Profession du père en 2015, on aurait pu penser que Sorj Chalandon avait tout raconté sur son père dur et violent à la mythomanie terrifiante. Mais l’auteur des romans Retour à Killybegs et Quatrième mur n’était pas allé au bout de l’histoire de ce menteur et manipulateur compulsif, qu’il met à jour dans Enfant de salaud, livre troublant aux échos bien contemporains.

Le point de départ d’Enfant de salaud, c’est cette phrase que le père de son père lui a dite quand il avait 10 ans, un jour de 1962 : « Ton père pendant la guerre, il était du mauvais côté. » Ce qui faisait donc de Sorj Chalandon un « enfant de salaud » selon son grand-père, statut lourd à porter s’il en est et qu’il a affronté des décennies plus tard, lorsqu’il a mis la main sur le dossier judiciaire de son père et pu déchiffrer « sa » guerre à travers les documents officiels.

Déjà annonciateur de l’homme qu’il allait devenir, le jeune soldat de 20 ans aura donc connu une guerre louvoyante (le mot est faible), tantôt du côté de l’ennemi, tantôt du côté de la résistance, vainqueur et vaincu, déserteur à répétition, espion ou infiltré, soupçonné de trahison, emprisonné mais échappant à la peine de mort, toujours en train d’inventer une excuse, une aventure, un mensonge, mais jamais du bon côté de l’histoire.

« Excusez monsieur le juge mon pauvre style, mais je suis un soldat et non un romancier », avait-il même écrit dans une déposition, non sans ironie.

La lecture de ce dossier est évidemment une immense source de surprises pour Sorj Chalandon, qui décide de pousser son père dans ses retranchements et de le faire parler. Parce qu’il se sent trahi et qu’il ne veut plus être le seul à porter le poids de son passé, et parce qu’il veut lui faire dire la vérité, pour une fois.

Commencera alors un éprouvant jeu du chat et de la souris entre les deux hommes. Mais la grande force de ce livre est d’avoir mis cette confrontation en relief avec le procès hyper médiatisé, en 1987, de l’ancien officier SS et chef de la Gestapo Klaus Barbie. Celui qu’on surnommait « le boucher de Lyon » y était accusé de crime contre l’humanité, et Sorj Chalandon avait couvert les audiences pour le journal Libération.

Entre les frasques désolantes et inconsistantes de son père se dessinent ainsi la dignité et la souffrance des survivants, et Sorj Chalandon décrit leurs témoignages avec toute l’empathie et la sincérité du monde. La petite et la grande histoire se répondent ainsi d’un chapitre à l’autre et donnent au livre une ampleur qui dépasse, et de loin, son récit personnel.

En convoquant ainsi les images des victimes, notamment celles des enfants d’Izieu, envoyés dans les camps en avril 1944 dans une rafle commandée par Barbie, Chalandon nous ramène nécessairement à aujourd’hui. Lorsque les noms des petits sacrifiés résonnent dans la cour de justice en 1987 et arrivent jusqu’à nous plus de 30 ans plus tard, c’est un rappel de la barbarie d’hier qui n’est jamais très loin, et un devoir de mémoire essentiel en ces temps troubles où le nazisme et l’étoile jaune sont évoqués sans aucune mesure avec ce que ces symboles signifient vraiment.

Le poids des mots est d’ailleurs partout dans ce livre pas toujours facile à lire, et qui a certainement demandé beaucoup de courage à écrire. Et si on se perd parfois dans la précision maniaque et les répétitions entourant le parcours sinueux du père, ce qui peut occasionner une certaine lourdeur, le propos reste limpide, et la prose de Chalandon, au plus proche de la vérité.

On ressort ébranlé d’Enfant de salaud. En espérant d’abord que Sorj Chalandon a réussi à faire la paix avec la trahison de son père inadéquat envers l’enfant qu’il a été et même l’adulte qu’il est devenu. Et en se disant que la voix des victimes du nazisme a pu être entendue de la manière la plus sensible et respectueuse possible, même si c’est toujours aussi douloureux.

Sorj Chalandon n’a jamais eu peur de regarder la vérité en face, mais il fait preuve ici d’un sens de l’Histoire hors du commun en mettant sa propre vie à son service. Et c’est admirable.

Enfant de salaud

Enfant de salaud

Grasset

330 pages

8/10