On comprend tellement mal la maladie mentale, qui n’est pourtant pas quelque chose de rare. Vous n’avez qu’à regarder autour de vous, et ce n’est pas la pandémie qui aide le monde à se sentir mieux. Vous n’avez qu’à vous regarder vous-mêmes, en fait, dans certains épisodes de votre vie. Sauf qu’il y a des gens pour qui ce ne sont pas des épisodes, mais une histoire sans fin.

Il y en a aussi qui font des romans sur ça, comme Marie-Sissi Labrèche, de retour après sept ans de silence avec 225 milligrammes de moi, dans la veine autofictionnelle où elle excelle depuis Borderline, paru en 2000. J’étais heureuse de recevoir ce livre, car j’ai une immense affection pour cette écrivaine qui a réussi à surmonter ses démons et ses origines, qui l’ont fait partir de loin. Elle a survécu à tout ça, devrais-je dire, ainsi qu’au mythe de l’écrivain maudit.

Cette fois, elle raconte son rapport à la médication et à l’écriture, entre le lourd héritage d’une mère schizophrène, son combat personnel et la peur de transmettre cet héritage à son fils. Sans filtre, comme elle l’a toujours fait.

Sort-on jamais de son enfance ? « Jamais », répond-elle.

Elle n’est jamais loin, la petite fille qui a peur que personne ne l’accueille quand elle va revenir de l’école. Elle est là tout le temps.

Marie-Sissi Labrèche

Et pourtant, je trouve que si, un peu, elle sort de son enfance et de ses obsessions qui ont fait son œuvre dans 225 milligrammes de moi. C’est qu’elle raconte ici comment fonctionnent ces obsessions. D’un traumatisme à l’école quand elle était petite, sans le refuge familial où la folie et la pauvreté régnaient – « c’est tellement violent, la pauvreté », écrit-elle – jusqu’à l’anxiété de son fils qui entre à l’école, il y a le travail de rompre avec une filiation pesante. Est-ce le premier livre qu’elle n’écrit pas seulement pour elle-même, mais pour aider les autres ? « Peut-être, oui », répond-elle, et ça semble la ravir. Elle a eu envie de ce livre après avoir participé à un colloque sur les études universitaires et la maladie mentale, où elle a entendu plein de jeunes étudiantes brillantes confier leurs détresses psychologiques.

On vient toutes deux du même quartier et des études littéraires à l’UQAM ; notre rencontre permet de nous rappeler quelques souvenirs communs de profs marquants, et notre discussion partira dans tous les sens, comme d’habitude. On se demandait ce qu’on faisait là, à l’université, filles de familles du Centre-Sud où on ne lisait pas. « La seule chose qui m’aide un peu à me rassembler, c’est l’écriture », peut-on lire dans le roman. « L’écriture ! Non, mais, je n’aurais pas pu m’intéresser à autre chose ? » Paraphrasant Nietzsche, qu’elle insulte au passage, elle écrit que « ce qui ne me tue pas me rend plus folle » et dans ses moments d’anxiété, quand elle regarde son fils, elle croit qu’elle aurait mieux fait de lire des manuels d’éducation plutôt que Simone de Beauvoir.

« Les livres, chez nous, c’était pour tenir une porte », me lance-t-elle, et nous rions. On n’a pas arrêté de rire pendant trois heures, parce que juste avant notre entretien pour La Presse, on enregistrait un segment pour la nouvelle émission Retour vers la culture, produite par France Beaudoin. Avant même la première question, on a eu un fou rire incontrôlable qui a brisé la glace. C’est bien pour ça que je l’aime. On ne sait jamais ce que ça va donner, une entrevue avec Marie-Sissi Labrèche.

Tous les complexes, sauf un

Dans 225 milligrammes de moi, elle raconte comment ça se passe dans sa tête, et je peux vous dire que c’est un feu roulant d’angoisses et de peurs, mais je vous jure que ce n’est pas un livre déprimant, c’est même très drôle par moments. Je trouve que c’est un livre important pour ouvrir les discussions sur la santé mentale. On ressemble tous à Marie-Sissi, mais c’est juste que, dans son cas, ça n’arrête jamais et ça prend énormément de place. Le style de Marie-Sissi, aussi vif que sa parole nerveuse, vient de son besoin de saisir sa propre syntaxe – c’est elle qui le dit. Alors qu’elle soutient avoir des complexes en tout – « même dans ma folie, j’arrive à être poche » –, Marie-Sissi n’en a pas quand elle écrit. Elle ne se compare pas aux autres. « C’est ça qui me sauve, me dit-elle. Quand j’étudiais en littérature, il y en avait qui parlaient beaucoup des grands classiques, Louis-Ferdinand Céline et compagnie, mais ils n’écrivaient pas, parce qu’ils étaient anéantis par ça. »

Un peu comme Victor Hugo écrivait qu’il voulait être « Chateaubriand ou rien », en somme. Mais Marie-Sissi, elle, voulait être heureuse comme tout le monde et être Marie-Sissi, parce « qu’en fait, c’est comme si je n’avais pas le droit d’exister avant d’écrire ». Il lui a fallu des années d’errance et de thérapie ainsi qu’une médication pour parvenir à cette vie stable qu’elle chérit. Elle n’a pas eu d’enfance, à surveiller les monstres qui sortaient de la tête de sa mère dans son HLM plein de coquerelles, ni de modèle parental, en quelque sorte. « Encore aujourd’hui, j’ai des complexes d’infériorité énormes, dit-elle. De penser que tout le monde est toujours meilleur que toi, c’est très lourd. »

La seule place où j’ai ma place, c’est dans l’écriture. C’est ma voix, c’est mon spot, je sais que je suis sur mon dix cents.

Marie-Sissi Labrèche

Sa mère qui l’a tant inspirée est morte il y a quelques années, et elle constate qu’elle est plus douce avec elle dans ce nouveau livre. Quelque chose s’est apaisé, après avoir vécu longtemps avec la culpabilité des transfuges de classe. Elle me parle du film Billy Elliott, l’histoire d’un garçon d’une petite ville minière qui veut devenir danseur et que sa famille ne comprend pas. « À la fin, il entre à l’école de danse pendant que son père et son frère descendent dans la mine, ça me fait tellement mal et ça me donne la chair de poule, dit-elle en montrant son bras pour le prouver. C’était un peu ça pour moi, me séparer de ma famille, qui était pauvre et sans éducation. »

Et dans son livre, elle réitère sa profession de foi envers l’autofiction : « Ce que moi, j’aime, dans la littérature, c’est quand j’ai l’impression que l’auteur est vraiment passé par ça, par ce qu’il a écrit, qu’il s’est fait chier pour vrai dans la vie et qu’il est assez généreux pour le faire partager avec des phrases qui sonnent bien. Voilà ce qui m’a happée en littérature, le sentiment que c’est vrai, parce que je veux savoir comment ça se passe dans la tête des autres, comment on fait pour s’en sortir avec tout, le quotidien, la famille, les relations amoureuses, les coups durs, les débouche-toilettes, comment on fait pour avancer, pour exister sans s’ouvrir les veines. »

Il y a peu d’écrivains aussi généreux que Marie-Sissi Labrèche, dois-je souligner. L’entrevue se termine, car elle doit attraper son train, puisqu’elle vit à la campagne maintenant, avec son mari et son fils. Loin du quartier où elle n’a pas pu grandir.

225 milligrammes de moi

225 milligrammes de moi

Leméac, 120 pages

En librairie le 1er septembre