Un an et demi de pandémie n’aura pas entamé le marché du livre québécois, une anomalie dans le secteur culturel et dans le commerce au détail. Des initiatives comme « Le 12 août, j’achète un livre québécois », qui bat son plein ce jeudi, #jelisbleu ou encore « Je lis québécois » ont contribué à écrire cette histoire de succès inespérée et inachevée. Bilan.

Éric Simard, copropriétaire des deux adresses de La librairie du square (au cœur d’Outremont et en face du square Saint-Louis), peine à y croire. Alors que presque tous les secteurs culturels et commerciaux ont été engloutis par les vagues successives de COVID-19, le marché du livre a résisté. Puis contre-attaqué.

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Éric Simard

Je ne pensais jamais, dans ma carrière, me sentir aussi privilégié, me dire un jour : “Oh mon Dieu, je suis dans le bon secteur ! Pas juste culturel, mais commercial.” On a acheté il y a six ans, et c’est notre meilleure année [calculée du 1er juillet 2020 au 30 juin 2021].

Éric Simard, copropriétaire des deux adresses de La librairie du square

Au Québec, le marché du livre a vu la valeur de ses ventes augmenter de 2,5 % en 2020 par rapport à l’année précédente, selon le bilan de la Société de gestion de la Banque des titres de langue francophone, dont l’outil Gaspard collecte les données de 264 points de vente, autant des librairies que de grandes surfaces. Pendant cette période, l’ensemble des détaillants sur le territoire, tous secteurs d’activité confondus, enregistraient une chute cumulée de 0,4 %, selon Statistique Canada.

Les recettes du livre « fait au Québec », elles, ont grimpé de 4,6 %. La locomotive de cette embellie ? Une affection contagieuse pour les romans d’ici. Dans cette catégorie, la valeur des ventes a bondi de 26,7 % en 2020, une croissance annuelle jamais observée depuis les premières recensions de Gaspard, en 2012. Par ailleurs, une quarantaine de romans québécois – Em, de Kim Thúy, figure en tête – se sont glissés dans le top 200 de l’année, contre 29 en 2019.

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Kim Thúy

« L’engouement pour la littérature québécoise a joué pour beaucoup, note Éric Simard, également président de l’Association des librairies indépendantes du Québec. Je le voyais dans les commandes postales. C’est devenu important pour des consommateurs, autant que l’environnement, par exemple. Ils ont à cœur d’acheter local, de lire local. »

La « vague d’amour bleue » deviendra tsunami ce jeudi, journée de célébration du « 12 août, j’achète un livre québécois ».

« C’est venu de l’idée de donner un coup de fouet au milieu du livre », explique Patrice Cazeault, l’un des deux auteurs qui ont lancé le mouvement sur Facebook en 2014. La date fait écho à la parution de son premier roman.

« À l’époque, on entendait juste des constats négatifs, raconte-t-il. Avec l’autrice Amélie Dubé, on s’est dit : “Pourquoi on n’essaie pas de susciter une demande, quelque chose de concret, de positif ?” Ça a créé une grande vague dès la première année. »

Une grande vague, vous dites ? L’an dernier, en pleine pandémie, l’évènement du 12 août a connu sa deuxième mouture la plus populaire, alors que les ventes de livres de fiction québécois ont été multipliées par sept. Pour les romans d’ici, la hausse a atteint 925 % en dépit des masques, des jets de Purell et des limites de clients.

« C’est le Noël du livre en plein été », aime à dire Amélie Dubé, animée d’un grand sentiment de fierté.

Ça n’a jamais cessé de grossir, mais le plus impressionnant, c’est de voir à quel point les gens se sont approprié le mouvement, autant les lecteurs que les libraires. Ils ont embarqué là-dedans et c’est devenu leur fête.

Amélie Dubé, autrice et cofondatrice du mouvement « Le 12 août, j’achète un livre québécois »

Au Renard perché, dans Hochelaga-Maisonneuve, les trois propriétaires ont fait le plein de commandes en prévision du raz-de-marée annuel. Leur spécialité, la littérature jeunesse québécoise, a généré 325 % plus de ventes qu’à l’habitude le 12 août dernier, selon le bilan Gaspard.

Or, l’intérêt croissant pour les œuvres d’ici destinées à un jeune public – poids lourd du marché – s’est ressenti tout au long de 2020. La somme des factures a bondi de 5,5 % par rapport à 2019. La super vedette Elise Gravel cartonne avec trois albums dans le top 5 ; le plus grand nombre a décidé d’acheter C’est moi qui décide !

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Elise Gravel

Une courte promenade dans les allées du Renard perché offre un panorama de la richesse locale et contemporaine. « On veut être représentatif de la littérature jeunesse et adulte d’aujourd’hui, explique la libraire Mélissa Boudreault. On a un fond de classiques étrangers, mais on laisse une place à la lumière, à la littérature de chez nous, ses auteurs et ses illustrateurs. »

Tout comme La librarie du square en 2020, Le renard perché se dirige vers une année record. Petit détail : il s’agit aussi… de sa première. Depuis son ouverture, le 8 mars dernier, « il y a une vague déferlante d’amour, lance Mélissa Boudreault. Les gens sont heureux de disposer d’un lieu qu’on a créé pour le quartier, pour ses familles ».

  • La librairie Le renard perché

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    La librairie Le renard perché

  • Au Renard perché, des estrades en bois sont prêtes à accueillir de jeunes lecteurs.

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    Au Renard perché, des estrades en bois sont prêtes à accueillir de jeunes lecteurs.

  • Quelques livres à la librairie Le renard perché

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    Quelques livres à la librairie Le renard perché

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Signe d’un marché favorable, d’autres détaillants axés sur la littérature québécoise ont ouvert leurs portes en pleine pandémie. À Montréal, c’est le cas de la librairie La maison des feuilles, dans La Petite-Patrie, et de la librairie n’était-ce pas l’été, au cœur de la Petite Italie. En revanche, on déplore la fermeture définitive de la librairie-bistro Olivieri, indissociable du quartier Côte-des-Neiges depuis 35 ans…

Lire local

Pour attirer de nouveaux lecteurs vers les librairies de quartier, 11 organismes se sont regroupés en octobre 2020 sous la campagne « Je lis québécois », largement financée par le gouvernement du Québec. Midis-conférences en ligne, offensive publicitaire, outil de recherche de bibliothèques et de librairies, embauche de la porte-parole Émilie Perreault ; rarement les acteurs du livre québécois ont-ils autant travaillé tous main dans la main.

« Notre mandat, avec cette campagne, c’est de dire aux gens : “Ces livres-là existent, encouragez vos créateurs” », explique Arnaud Foulon, président de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL).

On dit souvent qu’acheter, c’est voter. En achetant un produit culturel québécois comme le livre, on encourage un écosystème qui est fragile, mais qui est très dynamique.

Arnaud Foulon, président de l’Association nationale des éditeurs de livres

A contrario de Gaspard, l’Institut de la statistique du Québec dresse un bilan plus sombre du marché global du livre au Québec en 2020, surtout pour les éditeurs. Leurs ventes directes aux particuliers, aux marchés hors frontières et aux institutions ont fléchi de 18,8 % par rapport à 2019. C’est sans compter les fermetures de plusieurs maillons de la chaîne du livre – éditeurs, distributeurs, libraires – au plus fort de la crise.

« On n’a pas subi de baisses marquées comme d’autres industries, nuance Arnaud Foulon. Le milieu du livre a été un genre de rempart aux industries culturelles qui ont été interrompues, bloquées. On pense au théâtre, aux arts de la scène. »

Les reports de publication ont entraîné une diminution de 15,3 % du nombre de titres l’an dernier (28 528 contre 33 679 en 2019), et des délais dans les redevances aux auteurs (voir onglet suivant). Qu’à cela ne tienne, les ventes des nouveautés 2020 surpassent de plus de 600 000 $ celles de la cohorte précédente, note Gaspard. « Au final, j’ai l’impression qu’il y a eu une petite hausse chez les éditeurs, surtout grâce aux ventes dans les librairies, dit M. Foulon. Ça a été très difficile pendant quelques mois, mais quand tout a rouvert, on a réussi à compenser les pertes. »

Le président de l’ANEL salue l’implication financière de Québec dans la relance, mais aussi le rôle d’influence des élus et des médias. « À commencer par le premier ministre François Legault, ils ont été nombreux à encourager les gens à se tourner vers leurs librairies de quartier. »

Voir le livre en bleu

Des députés du Québec, comme bon nombre de personnalités publiques, ont d’ailleurs utilisé le mot-clic #jelisbleu sur les réseaux sociaux.

IMAGE TIRÉE DE TWITTER

Au début du mois d’avril 2020, inspirée par le « Panier bleu », l’autrice Nadine Descheneaux a souhaité que le « réflexe en faveur de l’achat local » se transpose des épiceries aux librairies tout au long de l’année. « L’idée était de dire : “On se lève pour notre ketchup et notre moutarde. Pourquoi on ne se lèverait pas pour nos produits culturels ?” »

  • Illustration de Chloé Baillargeon

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    Illustration de Chloé Baillargeon

  • Illustration de Geneviève Després

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    Illustration de Geneviève Després

  • Illustration de Jean Morin

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    Illustration de Jean Morin

  • Illustration de Sabrina Gaquière

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    Illustration de Sabrina Gaquière

  • Illustration de Lucie Le Touze

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    Illustration de Lucie Le Touze

  • Illustration de Sophie Benmouyal

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    Illustration de Sophie Benmouyal

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Ainsi est né le vent de solidarité #jelisbleu, qui a soufflé fort. À l’appel du mouvement, une armée d’internautes ont fait partager des suggestions de lectures québécoises, des auteurs ont publié des réflexions sur leur démarche, tandis que des illustrateurs ont mis en lumière les nombreux métiers de la chaîne du livre.

Je trouvais ça important que les gens comprennent qu’en achetant un livre québécois, tu n’encourages pas juste un auteur, mais tu soulignes et soutiens le travail de dizaines de personnes : l’éditeur, le correcteur, l’infographe, le libraire, le représentant, le commis d’entrepôt, le concierge, la comptable. On ne le réalise pas toujours.

Nadine Descheneaux, autrice

#jelis bleu, « Le 12 août, j’achète un livre québécois », « Je lis québécois »… : c’est beaucoup grâce à ce genre d’initiatives combinées que les rayons des librairies font aujourd’hui la part belle aux auteurs d’ici. Tous les intervenants joints assurent avoir observé un changement marqué quant à la quantité, à la qualité et à la mise en évidence des œuvres québécoises durant la dernière décennie.

À la grande surprise du milieu, la COVID-19 n’a pas gâché cet élan. Mieux encore, le reste de l’histoire reste à écrire… et à lire. « Il faut rester vigilant, avertit Éric Simard. Ce sera un défi pour les libraires : maintenir les liens avec la nouvelle clientèle » une fois que la page de la pandémie aura été tournée.

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Des défis pour les auteurs

Tout n’est pas rose dans le milieu du livre bleu. Suzanne Aubry, présidente de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ), souligne que la pandémie a mis en lumière la grande précarité des artistes, et par le fait même des auteurs.

Elle explique notamment que les reports de publication ont eu un « effet domino » sur les revenus des écrivains.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Suzanne Aubry en 2014

Si une production est retardée, les redevances le sont autant. Il y a parfois des à-valoir, un certain montant pendant l’écriture, mais ce ne sont pas tous les auteurs qui peuvent en obtenir.

Suzanne Aubry, présidente de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois

Le contexte de la COVID-19, selon elle, « n’a fait qu’accentuer l’urgence d’en venir à des choses très, très simples : que le secteur de la littérature soit intégré à la première Loi sur le statut de l’artiste. Je crois que notre demande a été bien comprise. Le fruit est mûr. »

Ce changement législatif, une demande de l’UNEQ depuis 30 ans et une promesse électorale du gouvernement Legault, obligerait notamment les éditeurs à négocier des conventions collectives avec leurs auteurs. Les questions d’acomptes ou de droits d’auteur pourraient ainsi être débattues.

En outre, les restrictions sanitaires ont longuement privé les écrivains d’une paie double : les riches rencontres dans les écoles, les librairies, les salons du livre et les bibliothèques ainsi que les cachets qui les accompagnent souvent.

« Les livres ne vivent pas juste sur les tablettes, explique l’autrice jeunesse Nadine Descheneaux. Les enfants ont besoin de ce contact-là avec les auteurs, de voir qu’il y a quelqu’un derrière le livre. » Et c’est réciproque, précise-t-elle.

À la librairie Le renard perché, le calendrier d’évènements se remplit à la vitesse grand V. V comme vivant.

Une industrie à la page

Peu de temps après la fermeture des commerces jugés non essentiels au printemps 2020, les librairies du Québec se sont mises à la page. Plus de 100 détaillants ont notamment uni leurs forces sur la plateforme de ventes en ligne leslibraires.ca, qui recense quelque 1 300 000 titres papier ou numériques. Les transactions de livres physiques y ont bondi de 1297 % en avril par rapport au même mois de l’année précédente.

« La crise nous a réveillés quant au commerce en ligne, note Éric Simard, président de l’Association des librairies indépendantes du Québec. On le faisait déjà, mais on n’était pas équipés. Il a fallu offrir un service adéquat, s’adapter. Là, il faut maintenir la cadence et même renforcer notre place. »

Selon son homologue de l’Association nationale des éditeurs de livres, Arnaud Foulon, le développement du marché sur l’internet permet de démocratiser la lecture. « Au Québec, la taille du territoire fait en sorte qu’il y a beaucoup de régions qui sont moins bien desservies par les librairies. Le numérique permet de rapprocher le livre des lecteurs. C’est quelque chose qui doit rester. »

La transition numérique a aussi contribué à déconcentrer les prises de décision, croit Suzanne Aubry, présidente de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ). « Les réunions à distance nous ont permis de joindre beaucoup plus de membres. Pour la vie démocratique, pour les écrivains en région, ça a été bénéfique. Ce n’est plus juste à Montréal que ça se passe. Ça va rester. »

Lors de leur réouverture, les librairies ont par ailleurs rivalisé d’imagination pour entretenir les liens avec leurs clients. Pour se plier aux restrictions sanitaires, la jeune équipe du Renard perché a par exemple organisé des « séances de dédicace 2.0 ».

Les gens venaient acheter un livre, le laissaient ici avec leur numéro, puis l’auteur passait le signer. On a essayé de créer des rapprochements entre les créateurs et les lecteurs d’une autre façon.

Mélissa Boudreault, libraire du Renard perché

Aujourd’hui, Éric Simard, de La librairie du square, assure n’avoir jamais été aussi proche de sa clientèle, à qui il pose sans cesse la même question : « Est-ce qu’on va du côté québécois ? »