La géographie intellectuelle du Québec est en pleine redéfinition. Alors que le monde littéraire prend une pause estivale, notre collaborateur Jérémie McEwen vous présente des essayistes qui pensent le Québec de demain. Aujourd’hui, Natasha Kanapé Fontaine, essayiste et artiste multidisciplinaire.

Il y a une lenteur, dans la voix de Natasha Kanapé Fontaine, qui fait du bien. J’avais ma petite liste de choses à aborder en l’appelant, mais nous n’avons presque pas touché à ça, trop occupé que j’étais à l’écouter, à réfléchir sur les choses vraiment importantes de la vie qui, me dis-je en raccrochant, n’ont rien à voir avec mes interrogations, et tout à voir avec les siennes.

Le privé et le public se fondent, chez elle, inextricablement. Ce genre de distinction semble en effet impossible, alors que sa propre grand-mère est survivante des pensionnats autochtones. La veille de notre conversation, c’était la fête du Canada, et elle était allée manifester pour l’occasion, mais n’avait pas trouvé son compte dans la démonstration de résilience sur place. Elle ressentait davantage un besoin de recueillement, de deuil, alors qu’il lui semblait un peu tôt pour déjà basculer du côté du rebond.

Ces jours-ci, elle a envie de « communion » : se fortifier par le groupe. On le sent partout chez elle, dans ses textes comme dans sa parole, une spiritualité profonde, décomplexée, qui fait partie de chaque aspect de la vie, inscrite dans le quotidien et non cloisonnée entre les murs d’une chapelle d’hypocrisie, une spiritualité authentique, au cœur de son rapport au monde.

Au fondement de sa pensée, il y a aussi, je dirais, tout ce qui existe en amont des choses, le passé et l’héritage, mais également, ce qu’il y a en amont de la prise de parole assurée et égalitaire.

C’est que pour qu’elle accomplisse son acheminement vers la parole, qu’elle prend au quotidien, elle réfléchit en même temps aux premiers temps nécessaires de la construction de soi.

C’est seulement à la suite de cette édification personnelle qu’il peut y avoir mélange et rencontres porteuses entre autochtones et allochtones au Canada. La rencontre, lisais-je dans l’ajout à la récente réédition du maintenant classique livre en dialogue Kuei, je te salue, qu’elle a écrit avec Deni Ellis Béchard, est impossible quand la reconnaissance entre les deux parties est asymétrique. La reconnaissance sera toujours partielle quand elle s’accomplit sur fond de colonialisme. Mais ce sera un jour possible ici, dit-elle, les lignes de désir se creusent, tout comme dans la translation de la frontière entre l’appropriation et la rencontre de ces dernières années.

S’il existe des relations malsaines basées sur la domination en amour, ça existe tout autant dans la sphère politique, et il serait illusoire d’évacuer le cœur de la vie publique, selon elle. Elle m’évoquait au passage cette fameuse éthique du care, sur toutes les lèvres depuis quelques années, le souci et le soin, qu’on retrouve bien peu, avouons-le avec elle, tant à Ottawa qu’à Québec, malgré des stratégies différentes de relations publiques.

Dans son recueil de poèmes Bleuets et abricots, elle évoque la voix qu’elle porte, la responsabilité d’être représentante publique de sa communauté, et le cri doux que cela fait sortir d’elle. Je lui ai demandé si c’est lourd à porter. « On nous donne beaucoup de devoirs », mais cela devient un moteur en même temps qu’un poids. Mon poids, c’est mon amour, disait l’autre.

Rarement prend-elle des vacances, mais quelques jours après une activité intense, résidence artistique de danse par exemple, médium qu’elle investit de plus en plus, elle prend quelques jours, elle s’entoure d’autochtones pour se régénérer, et aussi, elle aime prendre du temps, seule en voyage, la pandémie lui ayant un peu coupé cette soupape. Tout est question de rythme.

Sa quête est la justice, et difficile de trouver un souci philosophique plus universel en effet. Sur le terrain, malgré la lenteur des gouvernements, elle trouve que les gens font avancer les choses, que ce soit en modifiant leurs priorités de lectures ou en s’informant mieux. Lire pour écouter, lire pour rencontrer, oui, puisque s’il y a un domaine où sortir de nos cercles connus est facile, c’est bien à la librairie. Il suffit de changer de section.

Les angles morts de l’héritage colonial canadien sont multiples, comme je le lisais par ailleurs dans l’excellent L’œil du maître, de Dalie Giroux. Remettre en question la Révolution tranquille au Québec, qui était aussi une volonté d’être « maître chez nous » à la place du maître, contre les Premières Nations, est nécessaire. Célébrer fièrement comporte toujours, par quelque côté, une part de mensonge dont nous n’avons pas besoin pour penser adéquatement le monde.

Ça commence dans les mots, ça commence dans le langage, et j’ai moi-même commencé à me soucier de mes angles morts sur les questions coloniales canadiennes il y a quelque temps à peine. Le langage possède cette faculté d’hospitalité, et apprendre à dire kuei, au lieu de bonjour, comme je l’ai fait il y a quelques semaines, m’a ramené à cette réalité inadmissible soulignée par Ellis Béchard : on ne peut pas savoir saluer dans tous les pays qu’on a visités dans nos vies, sans savoir saluer ceux qui étaient là avant nous.

Kuei, je te salue – Conversation sur le racisme

Kuei, je te salue – Conversation sur le racisme

Écosociété

208 pages

Bleuets et abricots

Bleuets et abricots

Mémoire d’encrier

84 pages

À lire la semaine prochaine : Mathieu Bock-Côté : penser par soi-même