Dans le but de célébrer le plaisir de lire, le Salon du livre de Montréal a organisé, avec La Presse, un concours destiné aux élèves du secondaire, aux cégépiens et aux étudiants à l’université. Ces derniers étaient invités à présenter un livre paru pendant l’année et à décrire en quoi cette lecture les avait marqués. Cent dix-huit jeunes plumes ont répondu à l’appel et le jury du concours a choisi deux textes gagnants, que nous publions ici.

Entre douceur et brutalité

Petites Cendres ou la capture, de Marie-Claire Blais

Quinze ans après la première publication du cycle romanesque Soifs, Marie-Claire Blais lance Petites Cendres ou la capture. Le fidèle lectorat de l’écrivaine retrouve avec plaisir, dans le sud des États-Unis, le personnage de Petites Cendres, travesti noir appartenant au vaste univers fictif de Blais.

Dès les premières lignes du roman, Petites Cendres s’interpose, un peu avant la fermeture des bars, entre un policier blanc et Grégoire, un vieil homme noir. Le temps se met au ralenti. Pourquoi le vieux Grégoire a-t-il insulté le policier ? Pourquoi perçoit-il les Blancs comme une menace ? Et pourquoi le policier blanc souhaite-t-il l’arrêter, le tirer, le capturer ? Pendant ce temps, rue Bahama, un policier sur son cheval guette un sans-abri endormi. Sur la plage, Lou et Philli rêvent du jour où ils seront Louis et Philippa. Mark, coincé dans un corps obèse, suit des yeux la nage de John et Pete, deux adolescents athlétiques et téméraires. Les nombreux personnages du roman s’enchaînent, s’entremêlent et s’ouvrent ainsi tour à tour aux lecteurs et aux lectrices. Marie-Claire Blais dresse alors le portrait intérieur de cette mosaïque de héros marginalisés, à la fois repliés sur eux-mêmes et tournés vers le monde. Petites Cendres ou la capture prend les traits d’une anthologie de réflexions nuancées et individuelles, qui permet une meilleure compréhension de multiples enjeux d’une actualité renversante.

Car si la parution du roman est d’une autre époque (lire ici « précovidienne »), l’œuvre fait surprenamment écho à la pandémie que nous traversons et aux mouvements sociaux qui ont pris de l’ampleur l’été dernier, comme Black Lives Matter ou la vague de dénonciations des violences à caractère sexuel. Marie-Claire Blais propose une lecture qui panse de nombreuses plaies de 2020 en abordant brillamment, entre autres, des sujets délicats comme le racisme, la transsexualité, le mariage entre personnes de même sexe, le viol, la misogynie, la religion, la guerre ou encore la maladie. Chaque page du roman est tapissée d’une grande violence – celle du quotidien, celle qui capture tous les personnages – qui n’est gratuite en rien.

En misant sur des phrases proustiennes comme elle sait si bien le faire, l’auteure met à égalité le mal intérieur et profond de chaque personnage. En ces temps de polarisation, un rappel qu’il existe autant d’histoires qu’il existe d’individus apporte un vent d’humanité.

Les personnages marginalisés ont une voix qui nous permet une visite sincère de leurs sentiments, de leur relation par rapport à l’univers hostile qui les entoure. La misère est alors zébrée d’espoir. Une telle douceur, une telle empathie est enveloppante ; si la littérature est une façon de comprendre le monde par le pathos, ce livre pourrait en être l’incarnation. La force des mots est viscérale et, en ces temps de solitude, cette œuvre offre une rencontre authentique avec l’autre et, dans une brutalité si réaliste, un réconfort, une solidarité.

L’écriture de Marie-Claire Blais est unique : elle éclaire, elle tend la main, elle écoute et elle observe. Et c’est exactement ce dont nous avons tous besoin. Après une année mouvementée, un regard vers autrui nous sort de notre nombrilisme (forcé par le confinement, ou pas). Parmi les personnages émouvants du roman se trouve Mark, qui entretient un rapport épineux à la fois avec son propre corps et avec celui des autres. Ses réflexions détaillées et complexes sur son impuissance sont venues réveiller certaines fragilités. Ce sentiment cathartique est plus bienvenu que jamais : il contribue à briser la solitude qui nous oppresse.

« [...] et soudain ils n’étaient plus que deux noyés anonymes, comme s’ils n’eussent jamais existé, confondus à la masse de tout ce qui meurt chaque jour, hommes, bêtes et plantes, cette étrangeté était inacceptable, pensait Mark, cela ne signifiait-il pas que l’on meurt dès l’on naît, dès que l’on respire. »

Avec sa galerie de protagonistes aux maux intenses et l’absence d’une quelconque hiérarchisation, Petites Cendres ou la capture viendra assurément titiller la sensibilité de tous ses lecteurs et de toutes ses lectrices. Ce roman, d’une richesse incomparable, est écrit par un joyau littéraire du Québec qui maîtrise son art comme si peu savent le faire.

Texte de Gabriel Deschamps, gagnant du volet cégep-université du concours

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Gabriel Deschamps, étudiant à l’Université de Montréal

Ce qu’en a pensé notre jury

Le jury a apprécié la connaissance évidente qu’a l’auteur de l’œuvre de Marie-Claire Blais. Celui-ci a su aller à l’essentiel de cette écriture complexe sans équivalent au Québec, et qu’il est difficile de résumer. Nous avons particulièrement aimé que soit soulignée la modernité de cette œuvre et son lien avec l’actualité, ce qui est une manière de prouver sa pertinence (et même son effet en temps de pandémie). L’auteur n’a pas non plus oublié de rappeler le grand humanisme qui traverse les romans de Marie-Claire Blais malgré la dureté du monde qui y est dépeint, où évoluent des marginaux qui n’ont rien abandonné de leur désir de vivre. Cette note d’espoir, et même d’amour, qui a touché le lecteur, a “capturé” le jury...

Chantal Guy, La Presse

Le jury du concours Mon livre de l’année était composé de Pierre Cayouette, directeur de l’édition aux Éditions La Presse ; de Gabriella Kinté Garbeau, fondatrice de la librairie Racines et autrice ; de Rose-Aimée Automne T. Morin, autrice, animatrice et journaliste ; de Chantal Guy, chroniqueuse à La Presse ; et de Mickaël Petitfrère, chargé de projet au Salon du livre de Montréal.

Le jury a tenu à décerner des mentions d’honneur à Athena Nikolis, élève de 5e secondaire au Collège international Marie de France, pour son texte sur Em, de Kim Thúy ; à Ketzali Yulmuk-Bray, étudiante à l’Université du Québec à Montréal, pour son texte sur Ténèbre, de Paul Kawczak ; et à Florence Aubé, étudiante à l’Université Concordia, pour son texte sur Novembre avant la fin, d’Alain Beaulieu.

L’instant révolutionnaire

ILLUSTRATION LA PRESSE

Dans les yeux du ciel, de Rachid Benzine

Ne comptez pas rencontrer de tapis volants au fil de ces pages, de lampes magiques ou de cavernes somptueuses. Les caravanes ont depuis longtemps plié bagage et le spectacle féérique des pyramides cède désormais la place à des émeutes et clameurs passionnées : honte et indignation inondent ces terres arabes semées de privations.

En ces premiers printemps du XXIsiècle, le soleil semble enfin se lever : Nour le devine dans les ruelles de la cité, envahies de poussière électrisante. Elle ressent jusque dans sa chair les tensions intestines qui lézardent les piliers d’une société démodée et en secouent les minarets à l’occasion de fièvres populaires. Fille de joie et musulmane appliquée, elle dispense sa science vénale à des malheureux, du gouverneur au fortuit voyageur. Son existence oscille entre sa fille et un poète homosexuel, dont elle s’est éprise. Avec la jeune Selma, l’instabilité inquiète, nuit aux acquis matériels et moraux longuement édifiés ; avec Slimane, rien ne compte, sinon la liberté et la lutte sans reddition pour un monde meilleur. À l’aube de grandes révoltes, une question essentielle tracasse notre héroïne : la main idéaliste de la révolution ne dessine-t-elle pas plutôt un leurre, une oasis illusoire de salut ?

Sur ces méditations, le roman s’effeuille en trois actes : le peuple investit massivement les rues, les dirigeants prennent la poudre d’escampette et le régime, usé par les rébellions, achève de s’effondrer. Les larmes d’une liberté fraîchement acquise submergent alors les cœurs tandis que la place de la Nation résonne d’euphorie collective. À l’ombre de cet allègre tumulte, une sinistre voix serpente et souffle néanmoins à l’oreille de Nour que cette anarchie est l’entracte d’une funeste tragédie ! Manipulés par les ficelles du web, les suffrages portent au pouvoir de nouveaux tyrans aux turbans exaltés, étayés de longues barbes enchevêtrées de lectures radicales.

Enfin, sur la scène des fanatiques, Nour s’éteint, éventrée d’un coup de lame expiatoire sur le cadavre mutilé de son amour clandestin.

Aussi succinct qu’efficace, ce roman palpite sous la main. Les Printemps arabes méritent que l’on estampe des sentiments à leurs tribulations, des visages à leurs ardeurs et des noms à leurs morts.

Nour éclaire d’un regard perplexe les circonstances ; Slimane endosse le costume du révolutionnaire sacrifié ; quant à Selma, l’ultime survivante de cet infortuné triptyque, elle incarne l’avenir pathétique de ces latitudes tourmentées. Et l’auteur de rendre justice et hommage à tous ces anonymes, qui se sont vivifiés sous l’azur plein de promesses pour affronter une absurde destinée.

Avec des personnages plus grands que nature, Rachid Benzine a élargi mes horizons et touché mon cœur. L’eau de rose qui baignait alors mon monde s’est diluée devant des souffrances sorties de l’ombre, celles de frères dont on n’entend guère assez parler par ici. Au gré de ces fatalités, cette humanité en quête de vivre m’est devenue surprenamment proche. Comment clore les paupières devant l’injustice et l’impérieuse révolte qui gronde ? D’ici à ce que je construise moi-même des ponts entre les mondes, je vous invite à prendre celui-ci, cette passerelle de sens reliant deux rives de la Méditerranée.

Dépouillée de tout artifice, la langue est crue et authentique ; les mots, impitoyables et nécessaires. Il ne s’agit pas d’escamoter l’abjection sous une étoffe stylistique affectée et luxuriante. Lorsqu’il visite les affres et les ambiguïtés de l’instant révolutionnaire, Benzine parcourt les ruelles, respire la poussière, ausculte les cœurs. Sans préciser ni l’époque ni le lieu, nous situant dans ces nations imprégnées d’une commune culture arabe, il prête sa plume à une putain avec ce qu’elle porte en elle d’émouvant et d’insaisissable.

À jamais

Au terme de cette aventure, un pli demeure suspendu sur le front comme un point d’interrogation appréhendant le monde. La question de Nour est toujours en attente d’une réponse ; lorsque les tympans résonnent en chœur des lendemains qui chantent, ce n’est probablement que le mirage au détour de la dune et une désillusion prochaine. Nous voici revenus au point de départ, là où le propre de l’homme se révèle d’espérer inlassablement, de se lever chaque matin dans l’adversité et de tenter d’empoigner son destin. À jamais, Nour, en lumière immortelle, nous relève la tête et guide nos regards enthousiastes jusque dans les yeux du ciel.

Texte de Rwann Vornax, gagnant du volet secondaire du concours

Ce qu’en a pensé notre jury

Le jury a été impressionné par le souffle que contient cette critique qui résume le roman de façon concise tout en y injectant une dose de passion nécessaire au plaisir de lecture. Dès le départ, nous sommes situés dans le temps et dans les intentions du roman, que l’auteur nous donne spontanément envie de lire, tout en révélant les effets que cette lecture a eus sur lui. La plume est vive, les images sont fortes, l’émotion est sincère, et nous ne pouvons qu’acquiescer face à cette affirmation : “Les Printemps arabes méritent que l’on estampe des sentiments à leurs tribulations, des visages à leurs ardeurs et des noms à leurs morts”, ce que Dans les yeux du ciel, de Rachid Benzine, semble avoir manifestement accompli pour notre lecteur qui, par son texte, a su transmettre sa vision, pour notre plus grand intérêt.

Chantal Guy, La Presse