En plein mois international de la Fierté, DC et Marvel se drapent du drapeau arc-en-ciel, en publiant des éditions spéciales consacrées à leurs personnages LGBTQ+. S’ils estiment le geste noble, deux spécialistes des comic books rappellent que les deux géants ont un historique plus ou moins reluisant en matière de diversité sexuelle et de genre.

Les connaisseurs de Batman se rappelleront la case désormais célèbre dans laquelle l’homme chauve-souris se réveille aux côtés de Robin, dans un élan parfaitement routinier. Un choix artistique qui avait soulevé les passions.

« Dans les années 1950, le psychiatre américain controversé Fredric Wertham menait une chasse aux sorcières contre l’industrie des comic books et il avait utilisé cette case en exemple pour montrer au Sénat que la bédé cherchait à corrompre la jeunesse », explique Mathieu Li-Goyette, doctorant, chargé de cours à l’Université de Montréal et spécialiste de la bande dessinée américaine.

À l’époque, les démarches de Wertham avaient mené à la création d’un code de censure, le Comics Code Authority (CCA), qui a sévi jusqu’à la fin des années 1980.

Cela dit, quelques créateurs se sont permis d’entretenir une sorte de flou autour de la sexualité de leurs personnages. C’était le cas de Wonder Woman.

Puisqu’elle vient d’une île d’Amazones, il y avait un sous-entendu voulant que son appartenance à sa sororité aille plus loin que ça. Dans les années 2010, l’auteur (Greg Rucka) a finalement affirmé qu’elle était bisexuelle.

Mathieu Li-Goyette, spécialiste de la bande dessinée américaine

Un auteur qui tentait d’afficher la diversité sexuelle de façon frontale mettait carrément son emploi en jeu. « Chez DC, l’écrivain américain Greg Rucka avait débuté avec une Batwoman ouvertement lesbienne, mais quand il a voulu la marier dans son histoire, la chicane a pogné avec les éditeurs, explique Christian Viel, de la Librairie Z. Il a claqué la porte et DC a repris le personnage avec d’autres auteurs en effaçant le mariage avec sa collègue policière Renee Montoya. »

IMAGE FOURNIE PAR MARVEL

La couverture du fascicule de Marvel en hommage à la Fierté : Marvel’s Voices : Pride #1

Faux pas majeur

Il a fallu attendre 1988 pour voir apparaître un personnage ouvertement queer : Extraño. « C’était loin d’être resplendissant, affirme le doctorant. En espagnol, son nom veut dire étrange. Il était le cliché du personnage gai super efféminé et il a attrapé le VIH après un combat contre un vampire séropositif, avant d’en mourir. »

Avec le temps, certains personnages très établis sont soudainement devenus LGBTQ+. Alan Scott, un personnage créé en 1940, a réalisé qu’il était gai il y a quelques années. Chez les X-Men, Jean Grey a visité le cerveau d’Ice Man et lui a révélé qu’il était homosexuel, ce qu’il ignorait. Les créateurs de Harley Quinn et de Poison Ivy ont semé des indices pendant des années, avant de les assumer bisexuelles.

Marvel a osé une représentation plus claire avec Northstar.

Les créateurs ont d’abord semé des indices sur son homosexualité. Puis, au fur et à mesure que les préjugés diminuaient en société, ça devenait plus évident.

Christian Viel, de la Librairie Z

Au début des années 2000, dans la série Alpha Flight centrée sur des superhéros canadiens, Northstar était présent avec son copain journaliste. « Il y a aussi eu un numéro spécial sur son mariage, sans exagérer la promotion pour montrer à tout le monde qu’ils faisaient quelque chose de spécial », précise le libraire.

Il y a un an, le géant a cependant été ridiculisé avec les New Warriors, une série sur des personnages non genrés. « L’auteur semblait de bonne foi, mais tous les personnages avaient des noms bizarres, souligne Christian Viel. L’un d’eux s’appelait Snowflake, une façon de se réapproprier l’insulte qu’on donne aux jeunes, comme les Afro-Américains le font avec le mot qui commence par N. Ça n’a pas passé du tout ! La série a été annulée. »

On pourrait aussi parler de Midnighter, d’Apollo, de Constantine et, plus récemment, de Dreamer, une femme trans qui a fait une apparition dans la série Supergirl. « C’est un très petit personnage, dit M. Viel. Comme la diversité prend de plus en plus de place, les géants essaient de capitaliser là-dessus d’un point de vue marketing. »

IMAGE FOURNIE PAR DC COMICS

Quand Batman a disparu de Gotham, c’est sa cousine queer Kate qui l’a remplacé.

Opportunisme ou ouverture

La question se pose : est-ce que les initiatives du mois de la Fierté sont de la récupération purement mercantile de DC et Marvel ? Difficile à dire, selon les experts.

« C’est très fort politiquement d’affirmer l’importance des personnages queer dans un numéro spécial, affirme le chargé de cours. Mais en parallèle, les cinéphiles qui connaissent ces personnages seulement à travers les films vont faire le saut ! » En effet, rien dans les films de Wonder Woman ne laisse entendre qu’elle est bisexuelle, alors que Harley Quinn est dans une relation toxique avec le Joker, sans allusion à sa bisexualité.

Christian Viel est lui aussi partagé.

Les géants engagent de plus en plus de créateurs LGBTQ+pour améliorer leurs histoires, mais ils sont encore très souvent maladroits en marketing pour démontrer qu’ils sont dans l’air du temps, en soulignant à gros traits la diversité.

Christian Viel

Mathieu Li-Goyette sent que DC et Marvel testent leurs lecteurs pour savoir jusqu’où ils peuvent aller. Surtout dans un univers suivi par un nombre relativement restreint de personnes. « Quand on parle d’un best-seller du côté des fascicules mensuels, il s’agit de 50 000 exemplaires vendus partout dans le monde. Ça reste un très petit marché composé de fans qui ont tendance à être assez conservateurs et attachés à la continuité, ce qui implique une forme d’immobilisme. »

IMAGE FOURNIE PAR DC COMICS

Il y a eu au fil des ans différentes représentations de Wonder Woman. Si le personnage de la bédé est parfois ambivalent, dans les films, on ne laisse jamais entendre que Wonder Woman est gaie ou bisexuelle.

En parallèle, les géants tentent d’intéresser de nouveaux consommateurs, dont plusieurs ont été séduits par les films de superhéros, les mangas, les romans graphiques ou les bandes dessinées européennes. « Ces lecteurs sont plus ouverts à lire sur des expériences de vie plus diverses, affirme M. Li-Goyette. Au fond, DC et Marvel savent qu’ils ne vont pas agrandir leur bassin de fans en faisant seulement plaisir aux lecteurs de la génération X qui ont grandi en lisant leurs comics dans les années 1990. »

Le spécialiste rappelle que le monde de la bédé est une forme de laboratoire dont les risques financiers sont infiniment plus faibles que ceux courus au cinéma. « Tous les virages progressistes de DC et Marvel au cinéma ont été testés dans l’arène du comic book papier auparavant. Par exemple, la série Wanda Vision est sortie il y a près de cinq ans sur papier avant d’aboutir sur Disney+. La bédé américaine est beaucoup moins conservatrice que le cinéma. »