Si Le voleur vit en enfer, selon le titre de l’un de ses célèbres courts métrages, le scénariste vit peut-être au paradis. Bien tranquille à la campagne où il habite à temps plein, près de Maniwaki, le cinéaste Robert Morin publie ces jours-ci trois de ses scénarios qui n’ont jamais abouti au grand écran, en plus d’expliquer sa vision du cinéma dans le livre Scénarios refusés. « Ça pourrait être le premier tome de six », dit-il au téléphone, puisque ses tiroirs sont pleins de ses projets de films sur papier, accumulés depuis des décennies.

« C’est clair qu’à mon âge, je n’en ferai plus tant que ça, des films, note le réalisateur de 72 ans, dont le dernier long métrage, Le problème d’infiltration, un de ses succès, remonte à 2017. Mais les écrire, c’est très le fun. C’est peut-être là qu’est le vrai plaisir. Ton imaginaire fonctionne à plein temps. Je ne pense absolument pas à combien ça va coûter, si c’est faisable ou pas. C’est quand même là qu’on est le plus libre comme auteur. Quand on fait un film, on va de déception en déception. Le cinéma, c’est l’art de la décroissance et de la déception pour un auteur [rires]. »

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le cinéaste Robert Morin

Je suis une grande admiratrice de l’œuvre de Robert Morin, mais aussi du personnage un peu bourru et sympathique. Son « cinéma guérilla » m’a souvent laissée en stress post-traumatique, j’ai vécu par ses films des émotions rares, et j’aime les revoir. Je dois dire que c’est le cinéaste le plus honnête que j’ai rencontré en entrevue. Je me souviendrai toujours de cette fois où il m’a dit dès le départ, pour le film Opération Cobra, que c’était un ratage. Je ne connais pas d’autres réalisateurs qui disent ça lors d’une séance de promotion, mais venant de sa part, il n’y avait rien d’étonnant. C’est un explorateur de la forme qui trouve normal qu’on puisse se casser la gueule. Le manque de risque et d’audace est d’ailleurs ce qu’il déplore du système cinématographique au Québec, basé « sur les humeurs d’un groupe très restreint d’individus », écrit-il. Entre autres parce que tous les cinéastes sont en compétition dans le même pot, malgré des scénarios qui ont des intentions très différentes. « J’ai eu des rapports dithyrambiques et les films ne se sont pas faits, et des rapports dévastateurs et les films se sont faits. Il y a comme une espèce d’incongruité, ce sont les mêmes agents qui sont là souvent pendant des années, à débattre des projets qui leur sont présentés. Ils ont leurs qualités, leurs défauts et leurs goûts, ce qui fait que la production est assez homogène. »

On manque un peu d’audace à travers ça. Le gros cinéma expérimental bizarre qui roule partout dans le monde, par exemple comme Wong Kar-Wai ou Lars von Trier, ce cinéma-là n’aurait pas passé la rampe ici.

Robert Morin

À cela s’ajoute bien sûr les contraintes de budget et aussi des grilles d’évaluation de plus en plus complexes, selon les nouvelles sensibilités, ce qui lui tombe sur les nerfs. « Je pense que tout le monde devrait avoir le droit de faire les sujets qu’il veut, quand il veut, et il semble que ce ne soit plus le cas. Je m’oppose à ça complètement. »

Fantasmes de films

Comme le rappelle Helen Faradji, qui signe la préface de Scénarios refusés, il y a des légendes et des fantasmes qui circulent depuis longtemps chez les cinéphiles au parfum des projets avortés de leurs cinéastes préférés. Elle cite le Frankenstein de Cronenberg, le Dracula de Ken Russell ou le Napoléon de Kubrick (j’ajouterais le Dune de Jodorowsky). Si on est fan de Robert Morin, on ne peut que voir en rêve ce que ses scénarios refusés auraient donné. La femme de nulle part, un « Tarzan au féminin », était inspiré de la vie de Helena Valero, une Brésilienne enlevée par un groupe d’Autochtones yanomami, avec qui elle vivra pendant 25 ans, avant de revenir dans sa communauté d’origine, où elle sera étrangère. Robert Morin l’a même rencontrée dans les années 1980. « Je lui ai couru après dans la jungle pour l’interviewer », se rappelle-t-il.

Dans La grosse maladie, où l’on constate encore son intérêt pour le choc des cultures, on revisite l’époque de Jacques Cartier par le regard de deux jeunes hommes, l’un autochtone et l’autre français, qui sont échangés pour devenir des interprètes des deux communautés. Mais c’est son projet de série télé en 12 épisodes, L’amour et le pornographe (inspiré entre autres par l’œuvre de Gombrowicz) qui est le plus délirant. Au départ, il avait en tête le comédien Larry Hagman, vedette de la série Dallas, qui a refusé le scénario, remanié ensuite par Morin ! J’ai du mal à imager un truc pareil à la télé québécoise, mais j’aimerais bien voir Robert Morin diriger une série. « Ça m’intéresserait surtout d’en écrire, mais it takes two to tango. J’ai essayé plusieurs fois, mais ç'a toujours été refusé. Je pense que la télé et moi, on n’est pas faits pour se rencontrer. La télévision québécoise dans son état actuel est assez tiède, je trouve. Premièrement à cause des budgets. Aux États-Unis et dans le monde, il se fait des choses assez osées. »

Ici, quand je regarde les séries, ce sont souvent des lieux uniques, des trucs qui ne coûtent pas cher. C’est encore pas mal des shows de cuisine à quelques exceptions près.

Robert Morin

Robert Morin est dur en général envers ce qui empêche de repousser les frontières d’un médium. Comme cinéaste, il s’ennuie quand il regarde des films où il sait d’avance à quel endroit la caméra sera placée, quels plans vont se succéder. Il estime que le cinéma est « enchaîné à sa vocation de produire des récits pour lecteurs paresseux ». « Oui, je crois ça, me dit-il. Le cinéma, c’est un raccourci pour le roman Guerre et Paix. Les gens veulent se faire conter des histoires sans avoir à ouvrir un livre. »

Robert Morin ne dit pas ça par mépris, parce qu’il aime raconter des histoires, mais il trouve qu’on pourrait aller beaucoup plus loin en faisant des films, tant qu’à y être. Dans ce livre, il réitère sa fascination pour la monstruosité, et affirme que tous ses films sont des films de monstres. « La seule particularité du cinéma sur les autres formes d’art, c’est d’être capable de capter la transformation, la métamorphose. Des choses qu’on ne peut pas transférer au théâtre ou en littérature. À mon sens, la monstruosité est cinématographique. Voir Jekyll devenir Hyde, ça peut s’écrire, mais ce n’est jamais aussi puissant que de le voir à l’écran. »

Si on a vu Requiem pour un beau sans-cœur ou Le problème d’infiltration, on comprend tout à fait. « On voit quelqu’un se transformer à l’écran, et pas juste psychologiquement, note-t-il. Christian Bégin, au début du film, il a les yeux bleus, et à la fin, il a les yeux noirs. Il y a de l’artificialité informative dans le cinéma qu’il n’y a pas ailleurs. »

On découvre en lisant Scénarios refusés, si on ne l’avait déjà pas deviné, que Robert Morin a un imaginaire foisonnant. Mais ça naît comment, une idée de film, dans la tête de Robert Morin ? « Ce n’est jamais pareil, ça vient de tous les côtés. Je n’essaie surtout pas de me confiner à un style non plus. Demain matin, je me vois parfaitement faire une comédie ou un soap. Je pense d’ailleurs que le seul devoir d’un artiste, c’est d’être fidèle à ses inspirations. Je n’aime pas beaucoup les gens qui exploitent leur signature. Beaucoup d’artistes s’y confinent pour des raisons économiques souvent, par paresse ou lâcheté. C’est dommage qu’ils se sentent obligés d’être fidèles à leurs trouvailles initiales qui leur ont fait un nom. Être fidèle à ses intuitions, c’est important. »

Scénarios refusés

Scénarios refusés

Éditions Somme toute

464 pages, en librairie le 1er juin