On se souviendra de lui avant tout comme auteur du grand succès La petite patrie, qui a marqué plusieurs générations de lecteurs et de téléspectateurs. Claude Jasmin, l’« enfant de Villeray » qui a dit avoir fait carrière dans la nostalgie, est mort dans la nuit de mercredi à jeudi à l’âge de 90 ans.

La nouvelle a été annoncée jeudi sur son site internet sans aucune autre précision. Jointe au téléphone, Raymonde Boucher, sa compagne depuis plus de 40 ans, accusait le choc avec difficulté.

« C’est l’homme de ma vie et il vient de partir. C’était un homme extraordinaire, intelligent, sensible. Toutes les qualités qu’on peut trouver chez un humain, il les avait. »

Claude Jasmin avait été opéré à une hanche il y a un an et demi, et une chute quelques mois plus tard, sur le même côté, l’avait diminué physiquement. Mais même s’il présentait quelques pertes cognitives depuis quelques années, il était « lucide et en forme », soutient Raymonde Boucher, qui allait le voir tous les jours dans le centre de ressources intermédiaires où il vivait depuis six mois.

Je l’ai vu [mercredi] et quand je l’ai quitté à 16 h, il était de bonne humeur et souriant. Et puis tout à coup, on m’appelle à minuit pour me dire qu’il est très mal en point et qu’il a été transféré à l’hôpital de Saint-Jérôme. C’est subit, très subit.

Raymonde Boucher

Romancier, chroniqueur, scénariste, scénographe, céramiste, marionnettiste, critique d’art, aquarelliste… Claude Jasmin se sera illustré dans une dizaine de métiers en plus d’écrire une soixantaine de livres, s’inscrivant parmi les écrivains les plus prolifiques du Québec grâce à son formidable talent de conteur.

« Il adorait écrire. C’était sa vie, l’écriture », nous dit Raymonde Boucher. « Sauf après sa chute. Il a dit : “Là j’arrête, j’ai donné.” »

Un personnage « hors dimension »

« C’était un personnage hors dimension, Claude. Un polémiste, un auteur, un artiste dans tous les sens du terme », se souvient le journaliste Paul Arcand, qui l’a connu lorsqu’il a partagé le micro avec lui à CJMS au tournant des années 1990.

« C’est particulier parce qu’au secondaire, les livres de Claude Jasmin faisaient partie de nos lectures, nous a raconté Paul Arcand. Et puis un jour, j’ai travaillé avec lui, et on a développé une relation professionnelle et amicale. J’ai encore une aquarelle qu’il avait peinte pour moi en Floride… et qu’il m’avait vendue ! C’était vraiment un personnage. »

Claude Jasmin était « un ami des lettres et du milieu culturel montréalais dont le regard profondément humain sur la ville et ses habitants marquera durablement les mémoires », ont déclaré dans un communiqué les Éditions XYZ, où l’auteur avait publié ces dernières années.

Claude Jasmin était un homme de cœur. J’ai eu le plaisir de le côtoyer lorsqu’il a confié à XYZ et à son éditrice et amie, Marie-Pierre, sa trilogie sur ses amours de jeunesse. Quel plaisir de replonger dans la bohème montréalaise d’antan savamment présentée par un narrateur amoureux de la vie comme des mots.

Arnaud Foulon, vice-président, éditions et opérations du Groupe HMH

Pour Paul Arcand, Claude Jasmin était un grand auteur qui a « toujours conjugué au présent en tenant compte du passé ». « C’est une grande perte pour la littérature québécoise », estime de son côté son petit-fils David Jasmin Barrière, qui au téléphone se souvient de son grand-père comme d’un homme courageux et passionné « qui adorait les arts », toujours positif, un « esprit libre et authentique » auprès duquel il s’est toujours senti bien.

« Quand j’ai publié des recueils de poésie à l’Hexagone, il m’a beaucoup encouragé et conseillé dans l’écriture. C’est une belle influence dans ma vie. Je l’aimais beaucoup. »

L’appel de l’écriture

Issu d’un milieu modeste, Claude Jasmin est né le 10 novembre 1930 à Montréal. Rien ne le destinait à l’écriture. « Si, à 20 ans, en 1950, j’avais suivi, comme on disait, ma “pente naturelle”, je ne serais pas du tout écrivain. Je serais un peintre. Un sculpteur peut-être. Plus sûrement, un céramiste. […] Or, les circonstances – ce dieu “hasard” qui oriente capricieusement nos vies – firent que je me mis à publier roman après roman », avait-il écrit en préface à la réédition en images (avec ses aquarelles) de La petite patrie, en 2003.

« Jeté comme “indésirable” du collège classique », il étudie entre autres le dessin avec Frédéric Back à l’École du meuble, poussé dans cette voie par son père, et il en ressort avec un diplôme en céramique.

Les années 1950 coïncident par ailleurs avec son passage à La Roulotte de Paul Buissonneau, un théâtre ambulant qui a révélé bon nombre de comédiens, dont Clémence DesRochers. Puis, ce qu’il a appelé un accident de parcours – une grève à Radio-Canada, où il travaillait comme scénographe – va le jeter pour longtemps, pour reprendre ses mots, dans l’envie et le besoin d’écrire.

« C’est en lisant Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy que j’ai décidé d’écrire moi aussi, en voyant qu’il était possible de parler de Saint-Henri. Je viens du milieu des arts, j’ai fait l’École du meuble, j’ai été décorateur pendant 30 ans pour gagner ma vie. Parce qu’il fallait avoir fait ses études en lettres, j’ai été boudé, méprisé, perçu comme un vulgaire raconteur d’histoires », avait-il raconté à La Presse en 1990, à l’occasion de la sortie de son roman Le gamin.

Son premier roman publié, La corde au cou, écrit en deux mois de janvier à mars 1960, lui a pourtant valu le prix du Cercle du livre de France, l’un des plus prestigieux à l’époque au Québec. Ce livre, qui commence par un meurtre sans remords, marque les esprits et devient une sorte du symbole alors que s’amorce la Révolution tranquille, a-t-il écrit des décennies plus tard, lors de sa réédition.

PHOTO RÉAL ST-JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Claude Jasmin en 1965

S’ensuivent d’autres romans également primés : Éthel et le terroriste, « écrit à une vitesse folle », en dira l’auteur, et récompensé par le prix France-Canada ; l’éblouissant Pleure pas Germaine, le « roman de la misère des villes », selon Gérald Godin, alors directeur des éditions Parti pris, rédigé en joual en 1965 et porté au grand écran par un producteur belge plus de 30 ans après sa publication ; et, parmi tant d’autres titres encore, La sablière, qui a remporté le prix France-Québec en 1978 et a été adapté au cinéma par Jean Beaudin, quelques années plus tard.

Mais c’est surtout le roman La petite patrie, publié en 1972, sur son enfance dans le quartier auquel il donnera son nom, qui imprégnera la culture populaire, notamment avec le feuilleton télévisé créé à partir de l’œuvre et diffusé de 1974 à 1976 sur les ondes de Radio-Canada. L’histoire prendra même la forme d’une bande dessinée en 2015.

IMAGE FOURNIE PAR LES ÉDITIONS DE LA PASTÈQUE

L’œuvre maîtresse de Claude Jasmin, La petite patrie, a été adaptée en bande dessinée.

Le brillant conteur a par la suite offert d’autres récits tout aussi autobiographiques, toujours « vibrants d’authenticité » et écrits « dans un langage coloré », d’après Le Petit Larousse, qui lui a accordé une entrée en 2020. Que ce soit de nouveau sur son enfance dans Enfant de Villeray, en 2000, qui raconte des secrets encore plus intimes que La petite patrie, selon Claude Jasmin ; dans Papamadi, en 2010, où il évoque son père, « ce conteur prodigieux et énervant » ; ou encore dans Des branches de jasmin (2008), où il revient sur sa vie de jeune grand-père « délinquant » aux côtés de ses cinq petits-fils.

Derrière le romancier, le pamphlétaire

Volontiers polémiste, Claude Jasmin n’a jamais refusé une invitation ou une occasion de s’exprimer, se taillant dès les années 1970, de son propre aveu, « une réputation de farouche pamphlétaire ».

« Vous savez comme j’aime la polémique », avait-il avoué en entrevue avec La Presse en 1990, alors qu’il s’apprêtait à lancer une émission de radio intitulée Polémiques, aux côtés de Paul Arcand.

Je me vois un peu comme un agent provocateur. J’aime bien dire des choses qui ne se disent pas, ne pas faire comme les autres. Déjà, au collège, j’étais le bouffon de la classe, celui qui distrayait les autres. J’ai le goût que les gens réagissent à ce que je dis.

Claude Jasmin, en entrevue en 1990

Des propos polémiques sur les immigrants lui avaient même coûté la chance de briguer l’investiture péquiste dans Outremont l’année précédente, en 1989, le chef du parti de l’époque, Jacques Parizeau, étant lui-même intervenu pour que l’écrivain se retire de la course.

PHOTO ROBERT NADON, ARCHIVES LA PRESSE

Claude Jasmin en 1986

« Le côté écrivain était le volet le plus important de sa vie, mais il avait aussi ce besoin de débattre, de l’art oratoire », nous a raconté jeudi Paul Arcand, qui a croisé le fer avec Claude Jasmin pendant trois ans à l’émission Polémiques.

« Des fois, on se préparait pour un sujet, mais même s’il était d’accord avec moi, il était prêt à défendre le contraire de ce qu’il pensait juste pour le plaisir, et avec conviction, en plus ! Ça le faisait carburer de pouvoir argumenter tout le temps. »

Le tout sans agressivité et avec gentillesse, dit Paul Arcand, mais avec passion… jusque dans les soupers.

Mais c’est vrai qu’il aimait la controverse et qu’il sautait dedans à pieds joints.

Paul Arcand au sujet de Claude Jasmin

Les critiques n’ont malgré tout jamais réussi à museler Claude Jasmin. Pendant plus de deux décennies, le romancier a entretenu un blogue (claudejasmin.com) où il s’est exprimé sur tout ce qui lui tenait à cœur. Durant les années 1990, il a également signé avec son fils Daniel une série de chroniques dans La Presse où père et fils prenaient part à un débat entre générations – sur des thèmes tels que l’éternel conflit entre ville et banlieue, la paternité, l’argent –, et il a reproduit l’expérience avec son petit-fils David quelques années plus tard, à l’été 1999.

En 2016, Claude Jasmin a reçu le prix Athanase-David, récompense remise par le gouvernement du Québec pour couronner l’ensemble de la carrière et de l’œuvre d’un écrivain québécois. Lors de son discours de réception, Claude Jasmin avait alors annoncé qu’il n’y avait plus de nœuds à son « cordon ombilical littéraire » et qu’il avait livré ses derniers écrits avec la trilogie qui racontait ses amours de jeunesse (Anita, une fille numérotée ; Élyse, la fille de sa mère ; Angela, ma Petite-Italie, publiés de 2013 à 2015).

Cet amour des mots et des livres, Claude Jasmin n’a jamais cessé de le proclamer. En 2007, il avait dit à L’Express d’Outremont : « Lire c’est tout, c’est découvrir, réfléchir, voyager, c’est le suc de l’existence. Je lis six ou sept livres chaque semaine. […] Or, le monde lit peu hélas. Oui, les gens ne lisent plus guère et c’est un affreux masochisme inconscient. Ils ignorent les joies fructueuses, le plaisir fécond, si stimulant, de découvrir des imaginaires qui enrichissent. Tant pis pour eux. »