Avant d’être un film de Disney, Bambi était un roman pour adultes de Felix Salten, publié avec succès à Vienne, en Autriche, en 1923. Felix Salten — de son vrai nom Siegmund Salzmann — a vu son livre interdit et brûlé par les nazis, selon qui Bambi était une allégorie sur le traitement des juifs en Europe. Une magnifique réédition en français de Bambi vient d’être publiée par Albin Michel. La Presse a joint Benjamin Lacombe, illustrateur et initiateur du projet, par visioconférence à Paris.

Ressentir la vie d’un opprimé

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L’illustrateur français Benjamin Lacombe a fait paraître une quarantaine de livres, traduits en plusieurs langues.

Depuis quelques années, Benjamin Lacombe, 38 ans, voulait aborder la montée des extrémismes dans un livre jeunesse. Notamment depuis qu’il a reçu, dans une classe où il avait été invité, un dessin antisémite. Simplement parce qu’il était venu présenter L’ombre du Golem, publié chez Flammarion jeunesse. « Ce n’est absolument pas un livre sur la religion, dit l’illustrateur, en entrevue de l’atelier qu’il partage avec ses deux chiens. Il y avait des juifs dans l’histoire. »

« C’est quelque chose qui me touche dans ma chair, parce que du côté de ma mère, ma famille a été en partie déportée », précise Benjamin Lacombe. Sa volonté était de faire ressentir ce que c’est d’être opprimé — en raison de sa religion, de son exil, de son orientation sexuelle, peu importe. « La force de la littérature jeunesse et de l’illustré, c’est la capacité de faire passer l’émotion », souligne-t-il. Faire passer l’émotion, pour qu’on devienne plus empathiques les uns envers les autres.

Lumineuse et sombre forêt

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Extrait de Bambi, texte de Felix Salten

Bambi, l’histoire d’une vie dans les bois (le titre complet du roman de Salten) permet d’aborder à la fois la beauté de la nature et les dangers qui guettent. Selon Maxime Rovere, philosophe français qui signe la préface de la réédition de Bambi, « Salten déplace ainsi vers la forêt, dans des expériences plus ou moins douloureuses, parfois enchanteresses, les peurs du milieu juif viennois de cette période ».

La menace vient du chasseur, nommé Il ou Lui, et de ses chiens. « Tu n’as pas honte… ? Espèce de traître ! », lance un renard à un chien. « C’est toi qui nous livres à Lui… nous qui sommes tous tes parents… moi qui suis presque ton frère… », poursuit le renard. Écrit après un voyage de l’auteur dans les Alpes, Bambi est aussi un hommage naturaliste à la vie en forêt (où les animaux parlent, il est vrai).

Hommage à Disney

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Les familles qui visitent Walt Disney World, en Floride, connaissent le Bambi du film d’animation de 1942, mais généralement pas le roman paru en 1923.

Benjamin Lacombe avait évidemment déjà vu le Bambi de Disney, chef-d’œuvre de 1942. « Je l’avais trouvé magnifique, se souvient-il. Il me semble que c’est le premier film d’animation qui m’a vraiment choqué et fait pleurer. La mort de la mère de Bambi, c’est dur. »

Dans le livre, la disparition de la mère est évoquée plus que longuement décrite. De grandes pages illustrées à déplier permettent toutefois de découvrir un petit Bambi abandonné. Puis, c’est l’agonie d’un lièvre atteint par une balle qui crève le cœur. « On se rend compte à quel point le deuil, c’est quelque chose d’extrêmement personnel, dans lequel on se retrouve très seul », observe Benjamin Lacombe.

Découpes au laser

Pour illustrer Bambi, Benjamin Lacombe a utilisé deux techniques. « Il y a des variations de tempo fortes, entre des moments très doux, avec de petits oiseaux et le petit écureuil, puis arrive le bruit, le tonnerre, le lièvre qui a la patte ensanglantée, décrit l’artiste. On bascule de la beauté extrême à l’horreur. »

La beauté est illustrée avec des tableaux colorés à l’huile et à la gouache, tandis que le danger est en noir et blanc, au fusain. Quant au mouvement des branches et des feuilles, il est reproduit par des pages délicates découpées au laser. Bambi est le septième livre de la collection Les classiques illustrés, que dirige Benjamin Lacombe chez Albin Michel.

Affronter les peurs

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Extrait de Bambi, texte de Felix Salten

Candide et résilient, Bambi permet aux enfants d’affronter leurs craintes, nombreuses en période de pandémie. « La semaine dernière, j’étais dans l’Isère pour des rencontres scolaires, raconte Benjamin Lacombe. Pour la première fois en 15 ans que je vais dans les classes, la solitude a été la thématique choisie par les élèves au moment de créer une histoire ensemble. »

Le scénario ? « Un petit garçon porte un masque et des lunettes, parce que l’air ambiant n’est plus respirable, décrit l’illustrateur. Un jour, il tombe de son balcon et atterrit dans un territoire interdit, devenu le territoire des loups. C’est leur manière de manifester leurs peurs. Les enfants ne vont pas en parler tous les jours, ils vont vivre comme si c’était normal, mais en fait, ils ont très bien compris quels étaient les enjeux, maintenant. »

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Bambi, texte de Felix Salten

Bambi. Texte de Felix Salten. Traduction de Nicolas Waquet. Illustrations de Benjamin Lacombe. Collection Les classiques illustrés. Éditions Albin Michel. 176 pages. Dès 10 ans.

L’avis de Pierre Anctil

« Comme plusieurs de ses coreligionnaires nés en Autriche-Hongrie [avant 1918] ou en Allemagne, comme Stephan Zweig et Albert Einstein, Salten était très bien intégré à la vie de son pays, indique Pierre Anctil, professeur à la faculté des arts de l’Université d’Ottawa. Il avait fait carrière dans des journaux de langue allemande, dans le théâtre et dans le cinéma avant d’écrire son roman Bambi. »

« Il est donc difficile d’attribuer un lien très soutenu entre l’histoire de Bambi et les origines juives de son créateur, qui voulait essentiellement décrire la vie animale dans les régions encore sauvages d’Europe », estime le professeur.

« Les gens oublient vite et aujourd’hui ne se souviennent que du film de Disney, convient Pierre Anctil. C’est rendre justice à Salten que de republier son œuvre aujourd’hui, sans laquelle il n’y aurait pas eu le film de Disney et la carrière mondiale qu’il a connu. »