Pierre Vallières n’est pas le seul à avoir utilisé l’expression « nègre blanc » dans le titre d’un livre. En 2019, une professeure de littérature de l’Université Northwestern à Chicago, Lauren Michele Jackson, a publié le livre White Negroes, When Cornrows Were in Vogue, qui vient de sortir en livre de poche. La Presse s’est entretenue avec Mme Jackson et a discuté d’appropriation culturelle et des récentes controverses autour du livre de Vallières.

Quelle est la genèse de votre livre ?

J’ai souvent écrit des essais sur l’esthétique interraciale, les échanges culturels et la façon dont la race se manifeste en termes visuels ou cognitifs. Quand mon agent m’a suggéré d’écrire un livre, j’ai naturellement voulu me pencher sur l’appropriation culturelle, qui fait l’objet de nombreuses manchettes dans les médias, mais souvent de la mauvaise manière.

Un mot d’abord et avant tout sur le titre de votre livre. Nous avons eu récemment au Québec plusieurs cas où des professeurs d’université ont été conspués pour avoir prononcé certains mots similaires. Un professeur blanc pourrait-il citer le titre de votre livre ?

Oui, certainement. Vous pouvez l’utiliser dans votre article. C’était le terme poli de la ségrégation officielle aux États-Unis. Je fais référence à un essai de 1957 de Norman Mailer, The White Negro [NDLR : ce livre dénonçait la mode de l’existentialisme]. C’est très différent du mot commençant par N (« n-word »). Je n’aurais jamais utilisé le mot commençant par N comme titre de mon livre. Je sais qu’en français le même mot traduit les deux termes. Les termes raciaux en français et dans d’autres langues ont une autre histoire et une autre valence, ou à tout le moins ont des démarcations culturelles différentes qu’en anglais.

Certains avancent que l’histoire des relations raciales américaines est abusivement plaquée à d’autres pays occidentaux.

C’est une histoire différente, mais qui n’est pas exceptionnelle. Il y a beaucoup de bonnes raisons d’établir des parallèles entre les différentes formes nationales de colonialisme, d’impérialisme et d’esclavage. Ces phénomènes ont eu des réverbérations partout dans le monde, avec plusieurs nuances selon les pays.

Avez-vous déjà entendu parler du livre Nègres blancs d’Amérique, de Pierre Vallières, qui a été traduit en anglais avec le « mot qui commence par N » que vous jugez inacceptable, plutôt que « Negro », et qui décrivait l’oppression des francophones par les anglophones au Canada ?

Non, jamais. J’ai de la difficulté à imaginer un Afro-Américain lire ce livre. Peut-être que la diaspora noire francophone l’a lu [rires] ? Blague à part, traduire le titre du livre québécois dont vous me parlez est un défi linguistique important, un problème très intéressant de traduction.

PHOTO PAUL-HENRI TALBOT, ARCHIVES LA PRESSE

Pierre Vallières

Vous parlez de mauvaise utilisation du concept d’appropriation culturelle. Avez-vous un exemple ?

Un artiste blanc emprunte des inspirations de la culture noire et est dénoncé de manière incendiaire. Ce n’est pas la bonne manière de parler de ça. Il faut comprendre d’où ça vient, sinon ça va continuer.

Quelle est cette origine de l’appropriation culturelle ?

Ce n’est pas seulement le racisme, c’est aussi le capitalisme, l’industrie qui façonne l’évolution des domaines créatifs tels que la musique, la mode, les beaux-arts, la cuisine. Historiquement, l’avant-garde artistique était constituée d’artistes de tradition européenne ou américaine puisant dans des cultures ethniques et racialisées ce qui manquait dans la culture blanche, ce qui faisait un vide dans la culture blanche.

L’avant-garde artistique fait donc partie de l’industrie et du capitalisme ?

La culture de masse est souvent associée au capitalisme, mais l’avant-garde a besoin de cette culture de masse pour que l’élite se distingue des masses, de la classe ouvrière.

IMAGE FOURNIE PAR LA MAISON D’ÉDITION

White Negroes, When Cornrows Were in Vogue, de Lauren Michele Jackson

Est-il possible d’imaginer une appropriation culturelle, une hybridisation culturelle, à l’extérieur du capitalisme ?

Nous vivons tous dans le monde réel. Aucune pratique créative ne peut s’affranchir du capitalisme et des forces esthétiques occidentales. On ne peut que souhaiter de limiter ces influences, ou au moins les comprendre et ne pas les cacher.

On remet en question ces derniers temps certains exemples célèbres d’appropriation culturelle, comme Picasso et ses inspirations africaines.

Il ne sert à rien de dire que c’est bien ou mal. Il faut simplement reconnaître que Picasso a bénéficié de la fascination de son public pour l’Afrique, ce qui lui a permis de mettre de l’avant des œuvres maintenant considérées comme sa contribution personnelle à l’histoire de l’art.

White Negroes, When Cornrows Were in Vogue. Lauren Michele Jackson. Beacon Press. 185 pages.