Au quotidien, Laura Doyle-Péan demande à ses proches d’éviter les mots genrés ou d’alterner entre les pronoms – et les accords – masculins et féminins à son sujet. Sa façon d’exprimer son identité de genre non binaire déstabilise bien des gens dans son entourage. Pourtant, les personnes qui prônent l’écriture dite épicène sont de plus en plus nombreuses.

Lori Saint-Martin, professeure en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), le remarque. « Beaucoup de mes étudiantes utilisent déjà des formes comme ‟iels” ou ‟les auteurices” dans leur mémoire de maîtrise, dit-elle. Les premières fois qu’on les voit, on sursaute, et rapidement, on s’y habitue. »

Sandrine Bourget-Lapointe, qui donne des formations sur la rédaction épicène, se décrit comme une personne queer préférant le pronom « iel », tout en étant à l’aise avec « elle ». « Je sais que ce n’est pas tout le monde qui comprend. C’est pour ça que c’est important d’éduquer les gens. J’apprécie quand les gens essaient de genrer le langage le moins possible et qu’ils n’appuient pas sur le madame. »

PHOTO ÉRIC GAGNÉ, FOURNIE PAR LE CÉGEP LIMOILOU

Laura Doyle-Péan, gagnante de la prestigieuse bourse Loran

À contrecœur, Laura Doyle-Péan laisse certains amis utiliser les mots avec lesquels ils sont à l’aise. « Ce n’est pas idéal de penser au confort des autres au détriment de sa propre personne sur cette question. »

Au doctorat en sémiologie, soit l’étude des systèmes de langage, Lucile Cremier est une personne trans queer qui préfère les formulations neutres, mais qui accepte l’alternance entre le « il » et le « elle » dans les échanges. Lorsque ses interlocuteurs se trompent, ses réactions varient. « Si c’est l’employé d’une boulangerie que je ne reverrai jamais qui me dit monsieur ou madame, je m’en fiche, car il n’y a pas d’enjeux relationnels. L’erreur est moins grave que si cela implique un lien d’amitié ou de travail. Si c’est un prof qui me voit chaque semaine et à qui j’ai écrit à l’avance pour lui expliquer, c’est plus malaisant. »

Quand tu es jeune ou au début de ton parcours trans, la langue est l’un des premiers recours pour t’affirmer, alors c’est encore plus difficile si tes usages linguistiques sont décrédibilisés.

Lucile Cremier

C’est d’ailleurs en cinquième secondaire que Laura Doyle-Péan a commencé à s’identifier comme non-binaire. « Je ne me suis jamais senti.e comme une femme à l’intérieur. Quand je demandais à mes amis cisgenres ce qui faisait qu’ils ou elles se sentaient hommes ou femmes, ils et elles le savaient, tout simplement. Un jour, une amie m’a demandé ce qui m’apportait le plus de bonheur quand les gens parlent de moi. Ça m’a aidé.e à trouver ma réponse. J’ai trouvé ça libérateur. »

Le masculin l’emporte ?

Avant l’avènement de l’écriture épicène, la rédaction non sexiste s’est déployée au cours des dernières décennies dans une optique de visibilité du féminin. Un concept imaginé en réaction au masculin universel qui sous-entend que le masculin marque le neutre et qu’il englobe les hommes, les femmes et les personnes non binaires.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Lori Saint-Martin

C’est aussi dire que la langue sert à consolider et à privilégier des privilèges sociaux accordés aux hommes.

Lori Saint-Martin, autrice, traductrice et professeure

Une règle loin d’être banale. « Plusieurs recherches sociolinguistiques montrent que l’idée du masculin qui l’emporte sur le féminin a des effets sur la représentation mentale que les gens se font du propos, dit Lucile Cremier. On pense plus à des hommes dans une telle phrase. »

Par ailleurs, cette règle est apparue quand les premières grammaires ont été écrites. « Avant, ce n’était pas la norme, rappelle Sandrine Bourget-Lapointe. Il y avait plus de flexibilité et de fluidité dans l’utilisation du langage. »

Lori Saint-Martin abonde dans le même sens. « Avec la création de l’Académie française, un certain nombre de mesures ont été prises pour consacrer l’usage de la Cour. La langue était beaucoup plus variable dans le français d’avant le XVIIsiècle, et cela comprenait aussi les marqueurs du genre et le reste. Par exemple, on féminisait couramment le nom des professions. »

Pour l’amour du français

L’écriture épicène, déjà utilisée dans certains milieux administratifs et légaux, tend quant à elle vers l’absence des marques de genre. Une manière de s’assurer qu’un propos s’applique au plus grand nombre possible, lorsque c’est pertinent. Ainsi, « bonjour, tout le monde » n’aura pas le même effet que « bonjour, mesdames et messieurs », spécialement dans un contexte où l’on s’adresse à une diversité de genres. « Autant changer ses mots plutôt qu’utiliser des formulations qui prêtent un genre à la personne, explique Lucile Cremier. Par exemple, on peut demander à un enfant ‟qui sont tes parents” plutôt que ‟c’est qui ton papa et ta maman”. »

Les détracteurs du vocabulaire non genré parlent d’un débat futile, de choix lexicaux non esthétiques ou d’une mise en péril de la langue française. Laura Doyle-Péan a pourtant le sentiment inverse. « C’est un signe d’amour envers la langue française de vouloir la faire évoluer, de l’explorer ou de créer du vocabulaire pour refléter les réalités actuelles. »

Lucile Cremier croit que certaines critiques sont de mauvaise foi. « Le péril mortel est une expression utilisée par l’Académie française [pour parler de l’écriture inclusive], alors que c’est une instance qui se veut observatrice des usages, et non prescriptrice. Quand des jugements sont émis par des personnes avec beaucoup de visibilité ou de grandes instances, qui n’ont pas fait de réelles recherches ou qui ne considèrent pas les faits, je n’ai pas l’impression qu’un débat est possible. »

Un sentiment partagé par Sandrine Bourget-Lapointe.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Sandrine Bourget-Lapointe

Il faut des mots pour se nommer et se faire comprendre. C’est une question de visibilité, de survie et de place dans le monde, pas un caprice.

Sandrine Bourget-Lapointe, qui donne des formations sur la rédaction épicène

Point de bascule

Au cours des dernières années, l’écriture non genrée a commencé à s’imposer dans nombre d’esprits, lorsque les personnes trans ont pris de plus en plus de place dans la sphère publique. « Ce tournant a contribué à exposer le fait qu’on a des outils en anglais pour exprimer la diversité des parcours trans, mais pas en français, alors que les personnes non binaires et queer existent depuis des décennies », affirme Lucile Cremier.

Lori Saint-Martin se demande si l’écriture inclusive s’imposera largement ou dans certains milieux seulement. « Nous sommes à une époque où, avec raison, ces questions se posent. Le temps nous dira comment la langue française évoluera, mais cette réflexion est en marche. La langue n’est pas une entité figée. Elle est façonnée par l’ensemble de ses locuteurs. De nouveaux mots s’imposent. »

Le langage épicène continue en soi d’évoluer. « C’est riche, ce qu’on est en train de vivre, dit Sandrine Bourget-Lapointe. Plusieurs propositions coexistent. Peut-être que dans quelques années, certaines formulations vont entrer dans la norme, mais pour l’instant, je ne pense pas qu’il soit nécessaire de les asseoir tout de suite, car c’est en pleine effervescence. »