Le charme suranné du roman gothique a ses adeptes, et au Québec, Martine Desjardins en est la reine. Quand bien même ses romans suintent-ils le XIXe siècle comme un vieux château, un cadre classique qui pourrait nous garder confortablement en terrain connu, on ne sait jamais dans quel délicieux piège un peu pervers elle nous fera tomber.

Après Maleficium en 2009 qui l’a révélée au grand public, où le mystérieux abbé Savoie brisait le secret de la confession en racontant les plus affolantes histoires de pécheurs, et La chambre verte en 2016, où l’argent et la propriété étaient les révélateurs des pires secrets de famille, Martine Desjardins est de retour avec Méduse, son sixième livre, probablement le plus féministe. En tout cas, s’il semble hors du temps, et il est tout à fait dans l’air du temps. Avec un boys club de vieux riches immatures et cruels en son centre qui paieront cher leurs vices.

Le pouvoir des yeux

Méduse est le surnom donné à la narratrice, placée très jeune dans une institution, L’Athenoeum, qui accueille des filles affligées de différentes malformations, et qui sont la honte de leurs familles. Pour Méduse, ce sont ses yeux qu’elle doit cacher de la vue de tous. Mais rien n’échappe à son regard. Pendant tout le récit, elle leur donne mille et un noms avec majuscules – mes Anomalies, mes Infirmités, mes Exécrabilités, mes Atrocités, etc. –, mais ce n’est qu’à la toute fin que nous saurons en quoi consiste au juste son écart de la nature, de même que nous apprendrons à qui elle s’adresse dans ses confessions. Entre-temps, elle découvrira les terribles pouvoirs de ses globes oculaires, qui rappellent ceux de la plus puissante des trois Gorgones de la mythologie grecque, capables de pétrifier les hommes d’un regard.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Martine Desjardins est de retour avec Méduse, son sixième livre, probablement le plus féministe.

Martine Desjardins, qui n’a jamais caché sa fascination pour tout ce qui est hors norme, appartient à ces écrivains qui font énormément de recherches avant d’écrire, ce qui est par moment le défaut de ses qualités. Elle parsème ses romans de mots rares, parfois laids, avec l’enthousiasme de quelqu’un qui vient de découvrir au Scrabble un mot qui compte pour triple, ce qui peut être agaçant.

En revanche, elle a le don précieux de créer des atmosphères et des intrigues qui font de ses livres ce qu’on appelle des page-turners et Méduse ne fait pas exception.

À l’Athenoeum, dirigé par une directrice sans pitié, les filles sont sous la « protection » d’un groupe d’hommes haut placés, les « bienfaiteurs », qui se réunissent à chaque nouvelle lune pour « jouer » méchamment avec leurs captives, dans une ambiance sadienne grotesque. Les « défauts de conformation » des filles, y compris Méduse, sont précisément ce qui les rend dociles, puisqu’elles sont convaincues d’être laides et coupées de la vie normale. L’une d’elles, plus jolie, qui sera la seule amie de Méduse, veut s’enlaidir par « solidarité »…

Le constat de Méduse

« Comme il fallait s’y attendre, l’Athenoeum ne portait, de l’illustre académie, que le nom », constate Méduse, qui a la particularité de ne pas ressentir la souffrance, et l’incapacité de pleurer. Ce qui en fera la préférée des bienfaiteurs, qui n’aiment pas les larmes de leurs victimes. Elle ressent même parfois de la jouissance à ces jeux, ce qui ne l’empêche pas de mépriser ces hommes. « Ces prétendus libres-penseurs refusent d’obéir aux dogmes dépourvus de fondements scientifiques ou philosophiques, mais ils se soumettent aux règles archaïques de leur club, note Méduse. Ils se disent éclairés, or ils maintiennent leurs protégées dans l’ignorance la plus abjecte. Ils se croient libres et ils sont esclaves de leurs passions puériles. Si tu veux connaître le fond de ma pensée, je trouve que leur hypocrisie est mille fois plus monstrueuse que les déformations de leurs protégées. »

Nous suivrons Méduse dans sa découverte du monde lorsqu’elle deviendra la pupille (!) d’un des bienfaiteurs qui l’enlèvera afin de la garder pour lui seul. Mais c’est surtout à la découverte d’elle-même qu’elle devra faire face, elle qui n’a jamais osé se regarder dans un miroir, de crainte de découvrir son âme damnée, et si elle est vraiment un monstre. En fait, c’est de la honte qu’elle doit se débarrasser, ce qui fait écho bien sûr à cette idée que la honte doit changer de camp. Et peut-être un peu aussi à une célèbre toile de Gustave Courbet…

Méduse est le roman parfait pour ajouter du piquant à ce sinistre mois de novembre qui commence.

IMAGE FOURNIE PAR ALTO

Méduse, de Martine Desjardins

Méduse
Martine Desjardins
Alto
218 pages