Malgré une œuvre bien garnie – elle a signé tant des pièces de théâtre que des essais et un premier roman, Les maisons, très bien accueilli –, Fanny Britt a voulu se prouver qu’elle pouvait « recommencer » et écrire un nouveau roman. S’il s’aventure dans de nouvelles eaux, Faire les sucres continue de creuser les obsessions qui sont celles de son autrice, avec, au premier plan, les paradoxes que nous portons tous en nous. Elle la première.

Avec Les maisons, publié en 2015, Fanny Britt avait voulu se prouver qu’elle avait en elle le souffle romanesque. Faire les sucres, son second roman fraîchement publié, n’offre plus aucun doute à ce sujet, alors que s’y croisent dans une fresque sociale bien ficelée une galerie de personnages, du couple de « bobos » incarnés par Adam et Marion jusqu’à Celia, jeune fille issue d’un milieu modeste vivant dans l’île touristique de Martha’s Vineyard au Massachusetts, en passant par une famille québécoise tissée serré qui possède une érablière à Oka et un chef de chorale anglophone à Hudson.

Malgré son expérience et ses écrits souvent salués par la critique et le public, Fanny Britt constate le même vertige devant chaque nouveau projet. « Avec les années, je réalise à quel point c’est fragile. On est toujours en équilibre sur un fil. »

Avec ce deuxième roman, elle s’est lancé plusieurs défis, dont celui de se prouver qu’elle pouvait « recommencer », ainsi que d’utiliser une narration à la troisième personne. « Mais le plus grand défi a été de finir ce livre-là pendant le confinement, lance-t-elle. C’était dur de m’accrocher à ma trame ; le monde prépandémie était tout à coup si désuet. Mais finalement, je crois qu’on a besoin d’imaginer des mondes différents de la réalité dans laquelle on est. »

Nos privilèges, nos paradoxes

Au cœur du roman, la question des privilèges. Ceux qu’on a, et les illusions qu’on se crée pour ne pas les voir. « C’est une de mes obsessions que d’observer le mécanisme du confort, à quel point ça pèse lourd dans les décisions individuelles des gens en Occident cette notion d’être bien, de se faire plaisir », remarque l’écrivaine.

Alors que les injustices sont de plus en plus flagrantes et exacerbées dans la société, il devient presque indécent de ne rechercher que son petit confort individuel. Et pourtant, « ça reste le moteur de beaucoup d’affaires ».

Reconnaître ses privilèges, ce n’est plus suffisant. Avoir une conscience ne donne pas une permission. J’ai l’impression qu’on est à un point de bascule, et ça m’obsède.

Fanny Britt

Fanny Britt dit elle-même ne pas être « à l’abri de cela ». C’est d’ailleurs en observant les mécanismes à l’œuvre chez elle, entre autres, qu’elle met le doigt sur les paradoxes qui nous habitent tous. « Rien ne m’intéresse plus que la tension intérieure qui habite un personnage. Une tension qui est aussi la mienne. Qu’est-ce que je fais avec le pouvoir, la liberté et les privilèges que j’ai ? Et qu’est-ce que je devrais faire ? »

Adam et Marion forment un couple de privilégiés. Adam est un cliché de chef-vedette, qui possède un restaurant montréalais couru où il ne cuisine plus et anime une émission de télévision populaire. Avec sa conjointe, Marion, ils ont tout « pour être heureux », selon l’expression consacrée : du succès, de l’argent, l’admiration des autres.

« La rencontre entre le beau et le ridicule, c’est ça qui m’intéresse, me fascine, me fait rire et m’enrage en même temps », affirme Fanny Britt.

« J’ai créé des personnages qui sont assez rebutants, mais dont on ne peut pas complètement se dissocier, car on se reconnaît dans leur comportement malgré tout », détaille l’autrice. Il est vrai qu’Adam et Marion sont exaspérants avec leurs petits problèmes bourgeois, mais aussi touchants avec leur naïveté et leurs failles qui révèlent leur humanité.

Se faire avaler par la vague

Ces failles seront mises à nu par un évènement somme tout banal, mais qui ouvrira une brèche impossible à colmater. En vacances à Martha’s Vineyard, Adam foncera accidentellement en surf sur Celia, lui cassant le genou. Il en ressortira traumatisé, moins pour le mal qu’il a causé à la jeune fille que parce qu’il est convaincu d’avoir « failli mourir » en se faisant avaler puis recracher par la mer houleuse.

Comment aurait-il pu savoir que moins d’une heure plus tard, il aurait basculé dans une réalité qui, en apparence identique à celle qu’il connaissait depuis toujours, lui semblerait désormais étrangère et inquiétante.

Extrait de Faire les sucres

Au fil du récit, on assiste à la transformation de ces personnages habitués à camper leur rôle respectif, notamment Marion, toujours douce et aimante qui, devant un Adam faible et souffrant, embrassera l’adultère avec une étonnante facilité.

De son côté, Adam se lance dans l’achat impulsif d’une érablière appartenant à une famille dénommée Sweet. Dans Faire les sucres, le retour à la terre devient un mirage où Adam croit pouvoir trouver sa substance, alors qu’il devient obsédé par cette famille au point de vouloir être l’un des leurs.

« Il y a quelque chose dans notre rapport à l’érable qui est mythifié, folklorisé, comme si la feuille d’érable amenait un sceau d’authenticité, remarque Fanny Britt. Mais en réalité, le travail d’acériculteur est très concret, et pas du tout romantique ! Adam veut se voir autrement, et finalement usurper l’identité de ces gens-là en les achetant, en les “sauvant”. C’est une vision très néo-libérale des relations personnelles. »

Avec son regard lucide et cynique sur la vie et les choses, Celia est somme toute peu présente dans les pages du roman, mais son ombre plane sur le récit, et offre un contrepoint intéressant au couple, elle, dont la famille travaille d’arrache-pied pour tenir à flot leur petite entreprise artisanale de « taffy » dans cette île où la vie est moins idyllique qu’il n’y paraît.

« J’avais envie de créer ce contraste entre Adam et Marion, dont la vie sera bouleversée par pas grand-chose finalement, alors que Celia, elle, aura de vraies conséquences sur sa vie. Sa détermination à ne pas se laisser avaler et exploiter davantage est pour moi un hommage à cette génération qui remet le système en question. »

IMAGE FOURNIE PAR LE CHEVAL D’AOÛT

Faire les sucres, de Fanny Britt

Faire les sucres

Fanny Britt

Le Cheval d’août

272 pages