Comment l’Angleterre s’est-elle sortie des années sombres du haut Moyen Âge ? C’est la question que se pose Ken Follett dans son nouveau livre, Le crépuscule et l’aube, cet antépisode aux Piliers de la terre. Le célèbre romancier historique britannique situe ses nouveaux personnages dans le XIe siècle en Angleterre et en Normandie, avec en arrière-plan les raids vikings, les balbutiements du système judiciaire et la consolidation du savoir classique dans les abbayes. Entrevue.

En plein milieu de votre série amorcée avec Les piliers de la terre, vous avez fait un bond en avant d’un demi-millénaire avec la trilogie Le siècle. Pourquoi être retourné cette fois vers l’arrière, avant même l’époque des Piliers de la terre ?

Mes romans tirent souvent leur origine d’une question. Dans ce cas-ci, je me demandais comment Kingsbridge, une ville sur laquelle j’avais écrit trois longs romans, avait commencé, comment elle était passée d’un hameau à une ville. Ça m’a mené à une période de l’histoire anglaise, autour de l’an 1000, où les Anglos-Saxons régnaient malgré des conquêtes par les Vikings, alors que les Normands attendaient leur tour. J’ai pensé que la juxtaposition de ces deux idées, la naissance de Kingsbridge et la rivalité entre trois groupes puissants, serait intéressante.

Peut-on voir dans l’examen de la conquête normande une référence au Brexit ?

Tout d’abord, lire des romans est une manière d’élargir notre esprit, en entrant dans les émotions de gens qui sont différents. C’est plus important que les leçons de l’étude de l’histoire. Mais je crois qu’il est clair quand on regarde cette période, quand on lit mon roman, que le non-respect de la loi par des personnes puissantes est très problématique. Le roi à l’époque n’était pas assez puissant pour faire respecter la loi, les potentats font ce qu’ils veulent. On voit aujourd’hui des dirigeants qui ne respectent pas la loi, le président des États-Unis, en Pologne, le gouvernement limite le pouvoir des juges, en Grande-Bretagne, le Daily Mail qualifie d’ennemis du peuple certains juges. L’indépendance de la justice est très importante.

L’an 1000, c’est aussi le millénarisme. Pourquoi ne pas avoir abordé ce thème, alors qu’on parle beaucoup de la catastrophe climatique ?

Il est vrai que beaucoup de gens craignaient que la fin du monde survienne à ce moment. Mais au niveau dramatique, ça tombe à plat. Ce n’est pas la fin du monde. Un peu comme un pneu qui se dégonfle. Je ne crois pas aux catastrophes, je ne suis pas un pessimiste. Je pense que les dirigeants fous sont beaucoup plus dangereux.

Pourquoi êtes-vous fasciné par les cathédrales ?

Ça a commencé dans la vingtaine. Enfant, j’étais dans une communauté évangélique, donc je ne donnais pas d’importance aux édifices où étaient les églises. Quand j’ai connu les cathédrales, jeune homme, j’ai senti leur magie, le sentiment que mon âme pouvait s’y reposer. Je me suis demandé qui pouvait bien avoir construit ces lieux, pourquoi ils avaient fait tout cela alors qu’ils étaient pauvres, dormaient sur le sol de cabanes de bois.

Vous êtes réputé pour la rigueur de vos recherches historiques. Cela a-t-il été plus difficile pour cette époque ?

Oui, parce que la culture anglo-saxonne a laissé peu de traces et que ses historiens sont très partisans. Ils veulent la glorifier alors qu’elle était beaucoup moins impressionnante que l’Empire romain. J’ai découvert une chose surprenante : l’esclavage, qui représentait 10 % de la population, et que les historiens anglais balaient sous le tapis. Il n’y a aucune description des marchés d’esclaves.

Vous avez pourtant commencé votre carrière avec des romans d’espionnage.

ll n’y a pas de lien, à part la fascination pour des histoires. J’ai beaucoup lu très jeune, j’ai appris à lire à 4 ans. Quand j’ai connu les livres de James Bond, j’ai connu l’extase. Je veux que mes lecteurs aient le même enchantement.

Comment vos personnages ont-ils évolué au fil de l’écriture ?

Cette fois, ça a été plus tard dans le processus. J’ai tenté de montrer comment l’évêque maléfique Winston avait du bon en lui qui a disparu avec le pouvoir et l’argent.

Comment penser le passage du Moyen Âge, qu’on qualifie d’âge des ténèbres en anglais, à notre époque où l’Occident est souvent décrié ?

Les deux côtés sont vrais. Il est vrai que notre culture européenne est profondément enracinée dans le racisme. Une bonne partie de l’élite du pays tire sa fortune héréditaire du trafic d’esclave ou de l’importation du tabac ou du sucre produit par des esclaves. D’un autre côté, ce n’est pas une raison pour rejeter la civilisation européenne, qui a produit les meilleures démocraties et les meilleurs gouvernements de l’histoire du monde, des chefs-d’œuvre de la musique, de la littérature et de l’art. Les méfaits de notre passé ne compromettent pas irrémédiablement la culture européenne. Nous avons des choses importantes à offrir au monde.

Vos romans dépeignent des univers européens. Avez-vous déjà pensé à vous mettre dans la peau d’une autre culture, à faire de l’appropriation culturelle ?

Je me souviens d’une conférence que je donnais à une FNAC à Paris. Une lectrice m’a dit que l’aventure des Africains en Europe était la plus belle histoire qu’elle connaissait et m’a demandé de l’écrire. Je lui ai dit que je n’étais pas la bonne personne. Elle a répondu que je ne devrais pas m’arrêter à la couleur de ma peau. C’était une femme noire. Je suis d’accord avec elle. Je pense que l’appropriation culturelle est essentielle à la démarche artistique. Les Afro-Américains ont combiné des hymnes religieux européens aux rythmes africains et ça a donné le blues, qui a débouché sur le rock-and-roll.

IMAGE FOURNIE PAR LA MAISON D’ÉDITION

Le crépuscule et l’aube

Pourquoi alors ne pas écrire l’histoire des Africains en Europe ?

Parce que si je le faisais, ça fermerait la porte à un jeune auteur noir, britannique ou français. Ils se feraient dire : « Follett l’a déjà fait. » Ce serait terrible.

Extrait

« Les vieux ustensiles rouillés laissés par le précédent tenancier comptaient une faux, cet outil à long manche qui permettait, au moment de la moisson, de couper les tiges sans avoir à se baisser. Edgar nettoya le fer, affûta la lame et fixa un nouveau manche de bois. Les frères fauchèrent à tour de rôle. Il ne plut pas et l’herbe se transforma en foin que Ma échangea avec Bebbe contre un cochon gras, un baril d’anguilles, un coq et six poules. »

★★★★

Le crépuscule et l’aube. Ken Follett. Robert Laffont. 854 pages.