Avant que certains ne montent sur leurs grands chevaux avec leurs citations hors contexte de George Orwell et leurs dénonciations d’empires fantasmés de rectitude politique, voici un fait : en 1940, la romancière Agatha Christie a accepté que son roman Ten Little Niggers, paru un an plus tôt, soit rebaptisé And Then There Were None aux États-Unis.

Même à l’époque, le milieu littéraire américain considérait le N-word comme trop raciste pour être publié. En France, où l’on prononce plus volontiers le mot « nègre » que l’expression « privilège blanc », on a mis 80 ans à modifier le titre de la traduction française de ce polar, de Dix petits nègres à Ils étaient dix, à la demande de l’arrière-petit-fils de l’autrice. J’écris « autrice » à dessein, pour faire hérisser le poil aux nouveaux adeptes d’Orwell…

La France est l’un des derniers pays à modifier le titre de ce célèbre roman policier, qui ne compte plus le mot nigger dans sa version originale britannique depuis les années 1980. Il n’y a pas eu de polémique lorsque le titre a été changé aux États-Unis il y a 80 ans. Il n’y a pas eu de polémique lorsque le titre a été changé en Grande-Bretagne il y a 35 ans. Il n’y a pas eu de polémique jusqu’à ce que mercredi James Prichard, dirigeant de la société propriétaire des droits littéraires et médiatiques des œuvres d’Agatha Christie et arrière-petit-fils de la romancière, ose déclarer à la radio de RTL, en France, que « nous ne devons plus utiliser des termes qui risquent de blesser ». Scandale.

Ten Little Niggers est inspiré d’une ritournelle popularisée dans les minstrel shows du XIXe siècle (spectacles racistes où le blackface était de mise) qui se terminait par les paroles And Then There Were None.

Ce n’est pas un titre qui est essentiel à la compréhension de l’œuvre d’Agatha Christie, comme le serait — prenons un exemple au hasard — Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières.

Pourtant, depuis mercredi, j’en entends pousser les hauts cris contre la censure ridicule et la rectitude politique, en brandissant le respect des droits et des dernières volontés des artistes. Si ça continue, disent-ils, on devra bientôt changer les titres des romans de Dany Laferrière et des essais d’Aimé Césaire, rebaptiser les albums de N. W. A. et censurer des centaines de chansons rap. Et quoi encore ? Bientôt, si on laisse les progressistes sévir, on ne pourra plus dire « Sauvages » en parlant des membres des Premières Nations ni « Esquimaux » en désignant les Inuits ! (Pour être bien clair : j’ironise.)

Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Il y a une dizaine d’années, dans un échange de courriels, une lectrice me reprochait d’avoir dit « nain » à la télévision. Je lui ai répondu que ce mot était pourtant dans le dictionnaire. Je l’ai croisée par hasard dans la rue, quelque temps plus tard, et elle m’a fait comprendre, de manière très courtoise, que ce terme à connotation péjorative l’avait fait souffrir depuis l’enfance. J’ai compris, trop tard, que j’avais eu tort. À vous, madame, avec dix ans de retard, je présente mes sincères excuses.

Il est question dans cette nouvelle polémique de privilège de la majorité. C’est un concept que l’on évacue d’emblée des débats, comme s’il n’existait pas. Alors qu’il fait constamment pencher la balance, ici comme en France.

PHOTO PAUL CHIASSON, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le privilège de décider des termes qui nous semblent acceptables. Le privilège, auquel nous ne voudrions surtout pas renoncer, de pouvoir dire et écrire « nègre » à notre guise, lorsque cela nous semble approprié, sans égard pour l’impact de ce mot chargé de sens sur celui qu’il désigne.

Lorsqu’un rappeur se réapproprie le mot « nègre », il n’est pas question de privilège, mais de restitution. La symbolique, la signification du mot dans la bouche d’un Noir n’ont rien à voir avec celles du Blanc qui le prononce parce qu’il ne veut pas céder un millimètre de ses privilèges aux quantités négligeables que sont les groupes minoritaires face à sa sacro-sainte liberté d’expression.

Agatha Christie, femme blanche de 50 ans, pourtant bien de son temps, ne s’est pas opposée à ce que ce mot disparaisse de son roman, il y a 80 ans. Il n’est du reste pas seulement disparu du titre, mais de l’ensemble de son récit (74 occurrences), avec sa bénédiction. Si elle a accepté, dès sa publication, que son roman puisse être modifié, c’est afin d’éviter de heurter certaines sensibilités.

On peut en déduire que son intention n’était pas de blesser, même si le vocabulaire de l’époque était blessant. Ses ayants droit, en exigeant la mise à jour de la traduction française de son œuvre, ne sont pas en porte-à-faux, mais en phase avec cette volonté. Que ceux qui plaident que l’on a bafoué l’artiste aillent se faire infuser une tisane…

Je suis le premier à souhaiter que l’on ne revisite pas bêtement les œuvres du passé à travers le prisme du présent. Les œuvres d’art témoignent d’un état d’esprit, d’un climat, d’une pensée souvent dominante. Elles sont indissociables de leur époque.

Mais il est parfois nécessaire de les replacer dans leur contexte historique, politique et social, afin de mieux expliquer certaines intentions, certaines tendances, certaines dérives de leurs auteurs.

Il vaudra toujours mieux remettre une œuvre dans son contexte que de la censurer. On ne mettra pas Voyage au bout de la nuit à l’index parce que l’image qu’y présente Céline des Africains est indiscutablement raciste. Tintin au Congo, paru en 1930, était une œuvre de propagande colonialiste. Hergé y perpétue à l’évidence des stéréotypes. La version de l’album que l’on retrouve aujourd’hui a d’ailleurs été édulcorée en partie de son contenu raciste par Hergé lui-même, qui s’en est dit ouvertement gêné des années plus tard.

Ce qui était déjà considéré comme raciste en 1940, aux États-Unis, ne l’est certainement pas moins aujourd’hui. Surtout pas en France, où les stigmates du colonialisme sont apparents et le racisme répandu. En retirant le mot « nègre » du plus célèbre roman d’Agatha Christie, la France n’a pas cédé à la rectitude politique. Elle a corrigé une erreur, avec des décennies de retard. Cela s’appelle le progrès.