C’est toujours un bonheur de s’entretenir avec Elizabeth Gilbert. Cette femme est une source inépuisable d’anecdotes et de réflexions. Toujours en mouvement – physiquement et intellectuellement –, l’autrice de Mange, prie, aime poursuit sa quête de liberté. Nous l’avons jointe à sa maison de campagne, au New Jersey, pour lui parler de son plus récent roman, Au bonheur des filles, mais aussi de confinement et du mouvement Black Lives Matter. Et comme toujours, c’était tout sauf ennuyant.

En temps normal, Elizabeth Gilbert serait en train d’écrire son prochain roman. Elle avait prévu en commencer la rédaction en mai. Mais voilà, le temps est loin d’être « normal » et ces jours-ci, l’autrice estime qu’elle est plus utile sur la place publique que derrière le clavier de son ordinateur.

« Nous vivons un moment très important aux États-Unis, observe Gilbert, jointe au téléphone. Le mouvement Black Lives Matter, les manifestations, la discussion publique. On a besoin de tout le monde pour mener cette lutte, ce n’est pas un moment pour s’évanouir dans la nature. Mon livre peut attendre. Participer au changement est plus important. »

Depuis deux mois, l’autrice et conférencière partage donc son espace dans les réseaux sociaux avec des femmes racisées. Elle cède son compte Instagram, anime des discussions, relaie des contenus à ses abonnés. « Les femmes de couleur m’ont appris à comprendre mes privilèges, à les nommer puis à les partager, explique-t-elle. Si on a un privilège financier, on partage notre argent. Si on a le privilège d’avoir une famille aimante, on partage l’amour. Si on a du pouvoir au sein d’une entreprise, on l’utilise pour faire de la place à ceux qui sont dans la marge, on les place au centre. Il y a beaucoup de couches aux privilèges. Moi, j’ai plusieurs privilèges, dont celui d’avoir un million d’abonnés sur Instagram, alors je l’utilise pour faire entendre d’autres voix. C’est ma responsabilité. »

Trump, un dragon

Elizabeth Gilbert est d’accord avec ceux qui croient que cette fois-ci est la bonne, que les États-Unis sont à un tournant de leur histoire depuis l’assassinat de George Floyd, un citoyen noir, par des policiers blancs. Et ce, malgré les attaques belliqueuses du président Donald Trump, qui s’entête à jeter de l’huile sur le feu. Mais l’autrice, qui aime bien penser « à l’extérieur de la boîte », nous propose de le voir sous un autre angle. Elle suggère de considérer Trump comme un « grand professeur » de qui on aurait beaucoup à apprendre. Dit-elle cela sérieusement ?

Je prie pour que dans l’Histoire, il soit le grand éveilleur de conscience. Il ne manque jamais une occasion de nous montrer ce que sont la laideur, le racisme, le privilège blanc. Grâce à lui, des gens qui auraient pu continuer à profiter de leur position de Blancs privilégiés réalisent qu’ils ne peuvent plus tolérer cette situation, que les choses doivent changer.

Elizabeth Gilbert, en parlant de Donald Trump

Selon Gilbert, Trump est comme les monstres dans la mythologie, ceux contre qui le héros se bat dans un combat mortel. « Il est comme ces dragons qui se cambrent et hurlent en crachant du feu avant de mourir, dit-elle en riant. C’est le monstre du patriarcat et du capitalisme débridé qui sait qu’il ne peut pas gagner. Du moins, c’est ce que je souhaite… »

Rencontre avec soi

On le voit, la pandémie n’a pas affecté le pouvoir d’imagination d’Elizabeth Gilbert, qui, en plus d’écrire, prononce des conférences sur la créativité un peu partout dans le monde. Elle devait d’ailleurs être à Montréal en mai dernier. Elle a plutôt profité des derniers mois pour se reposer et observer le passage des saisons. « J’ai une maison à la campagne, et honnêtement, je n’y avais pas passé plus que trois ou quatre jours à la fois, confie-t-elle. J’étais toujours en voyage un peu partout dans le monde. J’ai donc fait connaissance avec ma maison, j’ai tout nettoyé et réorganisé en me disant que si j’étais pour y passer un bon moment, je devais faire en sorte que mon espace de vie soit agréable. »

Célibataire, Elizabeth Gilbert dit avoir apprécié ce long moment de solitude. « Franchement, c’était merveilleux, lance-t-elle. J’ai eu 50 ans l’an dernier et je n’ai jamais été aussi bien dans ma peau. J’apprécie vraiment beaucoup ma propre compagnie [rires]. Comprenez-moi bien, j’aime voir mes amis et ma famille, mais il n’y a personne avec qui j’aime mieux passer du temps qu’avec moi-même. Le coronavirus me l’a confirmé. J’ai réalisé que je n’avais pas besoin de partenaire, que j’étais capable de prendre soin de moi toute seule, et ça, c’est une très bonne nouvelle. »

Des femmes libres

Ce désir d’autonomie et d’indépendance traverse tous les romans d’Elizabeth Gilbert. Ses personnages féminins sont toujours des femmes en quête de liberté, et Au bonheur des filles, son plus récent livre dont l’action se déroule dans les théâtres de Broadway, dans les années 1940, ne fait pas exception.

« J’avais envie d’écrire sur des filles qui avaient beaucoup de relations sexuelles, mais qui, contrairement au récit habituel, n’étaient pas punies pour cela, souligne-t-elle. Habituellement, ces femmes sont méprisées, exilées de leur communauté. Elles doivent “payer”. Pensons à des personnages comme Anna Karénine ou Hedda Gabler. Je voulais décrire l’exact contraire. »

Celles qui suivent Elizabeth Gilbert dans les réseaux sociaux savent qu’elle est toujours à la recherche d’idées ou d’approches nouvelles qui l’aideront dans sa propre quête de liberté.

Je me questionne beaucoup sur ce qu’est une femme libre aujourd’hui. Et j’en suis venue à la conclusion qu’une femme libre est une femme complètement détendue [a relaxed woman].

Elizabeth Gilbert

Elizabeth Gilbert affirme que chaque fois qu’elle parle de cette hypothétique et inatteignable « femme détendue », les gens éclatent de rire. « C’est parce que c’est quelque chose de très rare qui n’a rien à voir avec l’argent que tu possèdes, ou avec le fait que tu sois en couple ou pas, ou que tu aies des enfants ou pas. La femme détendue est une créature très, très rare. En connaissez-vous ? »

L’autrice poursuit sur sa lancée : « Dans ma vie, j’ai rencontré des femmes fortes, féroces, puissantes, impressionnantes. Mais combien d’entre elles étaient vraiment détendues ? Pour moi, la vraie révolution, c’est ça. Qu’est-ce que ça prend pour devenir une femme détendue ? Cette question m’a toujours préoccupée. J’étais une enfant anxieuse et une jeune femme anxieuse. J’ai connu la fortune et la célébrité, et si vous croyez que ça m’a détendue, détrompez-vous ! Ça ne m’a pas rendue moins anxieuse [rires]. »

Or, insiste Gilbert, la personne détendue détient le pouvoir et, ultimement, les clés du bonheur. « Dans les arts martiaux comme le karaté, par exemple, la personne qui est la plus détendue est la plus puissante. Elle voit tout d’un coup d’œil. Son regard balaie la pièce et saisit tout ce qui se joue, voit tous les angles, toutes les possibilités. C’est cette personne qui tient le haut du pavé. »

Mais pour y arriver, insiste Elizabeth Gilbert, il faut connaître ses limites et savoir ce qui compte vraiment pour soi. Il faut également savoir dire non et apprendre à ne pas se soucier de tout et de tout le monde. « C’est ça, pour moi, la liberté, insiste-t-elle. Et c’est un travail sur soi, jour après jour après jour. »

IMAGE FOURNIE PAR CALMANN-LÉVY

Au bonheur des filles, d’Elizabeth Gilbert

Au bonheur des filles
Elizabeth Gilbert
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Barbaste
Calmann-Lévy
428 pages