La mort du dessinateur Albert Uderzo, à l’âge de 92 ans, a fait réagir toute la planète bédé mardi, y compris celle du Québec. L’autre père d’Astérix – avec le scénariste René Goscinny, mort en 1977 – laisse derrière lui un legs énorme avec ses quelque 380 millions d’albums vendus.

Les médias français n’ont pas manqué de rappeler qu’Albert Uderzo, né en 1927 dans le département français de la Marne au sein d’une famille d’immigrés italiens, avait une préférence pour Obélix, son alter ego, avec qui il partageait à la fois la force physique, la gourmandise, la sensibilité à fleur de peau et la générosité.

Uderzo avait créé ce personnage plus grand que nature en 1959 lors du lancement de la série dans les pages du magazine Pilote, avant de l’intégrer dans le premier album, Astérix le Gaulois, publié par Dargaud en 1961, formant avec Astérix un inséparable tandem, qui deviendra l’un des plus grands succès commerciaux de la bande dessinée – et plus tard à la télé et au cinéma !

Pourtant, durant une bonne partie de sa vie, Uderzo aura souffert de la rivalité avec Tintin d’Hergé, et de la comparaison constante avec Goscinny – Uderzo signant (en plus des dessins) les scénarios des albums de la série à partir de 1977, après la mort prématurée de son complice Goscinny.

« Faut-il attendre que je meure pour qu’on parle en bien de moi ? avait-il lancé en mai 2017, un mois après une opération du poumon qui l’avait immobilisé dans son hôtel particulier de Neuilly-sur-Seine, près de Paris. Il n’y en a que pour Tintin ! Astérix est pourtant une réussite extraordinaire, mais personne n’en parle, on s’en fout ! »

Jean-Paul Eid, créateur des Aventures de Jérôme Bigras, du Naufragé de Memoria ou encore de la Femme aux cartes postales, se souvient qu’adolescent déjà, il y avait les lecteurs de Tintin d’un côté et ceux d’Astérix de l’autre, rivalité comparable sans doute à celle qui avait cours jadis entre les Stones et les Beatles.

« Moi, j’étais plus Tintin, admet-il, mais Astérix était omniprésent, et à un moment donné, tout le monde tombait dans la marmite. Ce que j’aimais, c’était les niveaux de lecture et le sous-texte. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Jean-Paul Eid

C’était l’exemple parfait d’une bédé qui pouvait intéresser à la fois les jeunes et les adultes et qu’on pouvait même prendre plaisir à relire ! Avec Goscinny, il formait un tandem incroyable.

Jean-Paul Eid

Tout a basculé en 1977 quand René Goscinny est mort subitement d’une crise cardiaque. 

« Quand il l’a remplacé au scénario, il a commencé à se faire critiquer, nous dit Jean-Paul Eid. Uderzo était le gagman de Goscinny, il voulait devenir clown quand il était petit, son humour était très slapstick. Il n’avait sans doute pas la subtilité, les calembours et les références historiques de Goscinny. Le remplacer était casse-gueule, c’était lui demander de chausser des souliers inchaussables… »

PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

René Goscinny et Albert Uderzo, dans les années 70

Pourtant, Jean-Paul Eid, comme tous les dessinateurs ou bédéistes à qui La Presse a parlé, souligne le génie du dessinateur Uderzo.

« C’est un dessinateur très généreux, qui multipliait les détails dans ses cases. Il faisait un travail d’orfèvre. Son troisième personnage, c’était un village au complet. C’est beaucoup de monde, ça. Il a fait une reconstitution architecturale de la Rome antique. Sans compter qu’il menait à ses débuts une autre série plus réaliste, Les aventures de Tanguy et Laverdure. Il avait une palette très large. »

L’auteur et bédéiste Tristan Demers a publié à l’automne 2018 un album documentaire baptisé Astérix chez les Québécois où il s’amusait à faire des parallèles entre l’univers d’Astérix et le Québec.

Lui aussi croit qu’Albert Uderzo, qu’il a rencontré à trois occasions dans les années 80, était un grand dessinateur, qui a contribué à démocratiser la bande dessinée. « C’est le début d’une nouvelle vague de bédé grand public intelligente, qui nivelait vers le haut. Il ne faut pas oublier que 15 ans après leurs débuts, il était de bon ton de lire des albums d’Astérix dans les milieux intellectuels. »

Tristan Demers, qui rappelle l’influence de Disney sur le dessinateur, s’émerveille de la technique d’Uderzo, qui savait « remplir les cases sans les surcharger ».

« On le voit bien quand on retire les couleurs, explique-t-il, chacun des éléments est clairement identifiable, graphiquement, il y a une cohésion incroyable malgré le fait qu’il y a plusieurs actions à l’intérieur d’une seule case. C’est un don incroyable, ça. On comprend très bien ce qui arrive, même s’il se passe beaucoup de choses. C’est une des raisons du succès d’Astérix. »

Le créateur de Paul, Michel Rabagliati, partage cet avis, soulignant la « précision diabolique » d’Uderzo, qu’il a découvert à l’adolescence, et l’équipe de feu qu’il formait avec Goscinny, qu’il compare au duo musical Simon & Garfunkel.

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, ARCHIVES LA PRESSE

Michel Rabagliati

Ses dessins étaient fabuleux. Son trait dynamique et nerveux rendait ses dessins très vivants.

Michel Rabagliati

« Le fait que ses personnages étaient hors proportions lui permettait aussi de remplir ses cases avec des décors et plein de détails, nous dit-il. Les scènes de batailles sont incroyables. Il n’a aucune impatience, c’est vraiment un pro. J’ai déjà essayé de dessiner Astérix et c’est tough. C’est tout ramassé dans un pain, tout est condensé. »

Michel Rabagliati salue également le caractère communautaire et familial des albums d’Astérix, par rapport à ceux de Tintin, qui étaient plus des albums d’aventure. Avec un coup de cœur pour l’album Astérix légionnaire, « le meilleur de la série » selon lui.

« Les personnages ont plein de défauts, ils sont râleurs, opportunistes, peinards, en fait, personne ne veut se faire chier. Ils veulent boire leur bière tranquille sur leur perron, ils sont extrêmement pacifiques, en fait. Quand ils partent à l’aventure, c’est bien parce qu’ils n’ont pas le choix, mais on sent que ça les dérange dans leur quiétude. C’est indéniable qu’il y a quelque chose de très “québécois” dans tout ça. »

IMAGE FOURNIE PAR LES ÉDITIONS DARGAUD

Une planche dessinée par Albert Uderzo, tirée de l’album Obélix et compagnie, publié en 1976

Enfin, le bédéiste Jimmy Beaulieu, qui donne des ateliers de bande dessinée aux cégeps du Vieux Montréal et de Rosemont, croit qu’Uderzo « mérite d’être réhabilité », même si pendant ses dernières années, il a eu une approche très « business » – amplifiée par son conflit avec sa fille Sylvie sur des questions de droits d’auteur et d’héritage.

Selon lui, la virtuosité d’Uderzo, qu’il a découvert avec l’album Astérix chez les Goths, est indéniable. « On le voit aux limites des repreneurs, nous dit-il. Conrad que j’aime bien [le dessinateur Didier Conrad, qui a repris la série d’Uderzo en 2013 avec le scénariste Jean-Yves Ferri], n’arrive pas à atteindre la qualité du dessin d’Uderzo. »

« Avec Uderzo, poursuit-il, on sent les feuilles, on goûte la fondue. Quand il dessinait un banquet, c’était la fête, quand il dessinait un sanglier, tu avais envie de le manger, il y avait une magie, une atmosphère très forte, ça bouillonne de vie. Ceux qui l’ont repris ne sont pas arrivés à sa cheville… 

« C’est un de nos géants fondamentaux qui vient de disparaître, donc c’est quand même poignant. Il y a un amour dans son dessin, pour ses sujets, il mérite vraiment qu’on lui rende hommage. »