Pendant un an, l’écrivain et traducteur Daniel Grenier n’a lu que des livres écrits par des femmes. Ça devait être une plaquette, c’est devenu une brique de 600 pages. Un exercice périlleux qui, dit-il, l’a rendu plus empathique.

Pendant 12 mois, à raison d’une dizaine de livres par mois, Daniel Grenier s’est immergé dans la littérature des femmes. Une idée de l’éditrice Mélanie Vincelette, de la maison d’édition Marchand de feuilles, qui lui a proposé l’exercice il y a un peu plus d’un an, après avoir lu un texte qui parlait d’une expérience semblable, dans le Financial Times.

On ne voudrait surtout pas donner l’impression que c’est un tour de force ou un exploit hors du commun pour un homme que de ne lire QUE des femmes pendant un an. D’ailleurs, ce n’est absolument pas la posture de Daniel Grenier, qui a abordé l’exercice avec humilité, sachant tous les pièges qui venaient avec. « Je suis conscient que le projet pourrait être mal reçu par des gens qui n’auront pas envie de savoir ce que c’est, et c’est ben correct », lance-t-il en entrevue.

En effet, il y avait le danger que le livre soit perçu comme un long exercice de mansplaining de 600 pages. Ce n’est heureusement pas le cas.

Lire autrement

En fait, on comprend pourquoi Mélanie Vincelette a proposé ce défi à l’auteur de Françoise en dernier. C’est un lecteur professionnel, consciencieux. Il possède une vaste culture littéraire qui lui permet de faire des liens. « La lecture, c’est ma vie, insiste-t-il. Bien avant d’écrire, ma première passion, c’est de lire. »

L’auteur avait en outre de la crédibilité. Il connaissait déjà la littérature des femmes et avait réalisé une douzaine d’entrevues avec des autrices pour la revue Zinc. Reste qu’il représentait le prototype parfait du mâle blanc cisgenre marié et père de famille, diplômé, avec tous les privilèges qui viennent avec. Le casting était donc parfait.

Avant même de savoir quelles autrices il lirait, Grenier avait divisé l’année en 12 thèmes : les romancières, les essayistes, les sorcières… Mais le défi demeurait considérable. Comment dresser la liste des autrices qu’il allait lire pendant un an ? « C’est certain que j’ai souffert d’une fear of missing out [FOMO], avoue-t-il. Je ne voulais pas seulement des autrices blanches, je cherchais une diversité. Mélanie m’avait envoyé une liste de livres qu’elle voulait que je lise parce qu’ils allaient me brasser, me mettre dans une position inconfortable en tant que gars et lecteur. »

L’écrivain a également consulté des amies : l’écrivaine Catherine Voyer-Léger et la libraire Mélanie. Leurs interventions sont intégrées dans le livre afin qu’on entende aussi des voix de femmes.

Le résultat de l’exercice justifie le titre : Daniel Grenier nous propose une constellation d’autrices, de Colette à Roxane Gay, de Sylvia Plath à bell hooks, de Clarice Lispector à Nellie Bly, une constellation qui peut se lire d’un trait ou au hasard des chapitres. « Ce ne sont pas des résumés de livres, c’est un journal de lecture dans lequel je réfléchis à voix haute, explique Grenier. Il ne faut pas avoir lu les livres pour comprendre. L’idée, c’est de prendre un aspect d’une œuvre et de l’éclairer d’une certaine manière, trouver un angle d’approche et faire des liens. »

Une littérature oubliée

Dans Le bal des absentes (La Mèche), Julie Boulanger et Amélie Paquet abordaient, entre autres, l’invisibilité de la littérature féminine dans le corpus scolaire. À plusieurs reprises dans son livre, Daniel Grenier se réfère à leur ouvrage, duquel il s’est inspiré et qu’il considère comme un formidable outil pédagogique. D’ailleurs, à de multiples occasions dans Les Constellées, l’auteur s’étonne de ne jamais avoir lu telle ou telle autrice. On ne parle plus de peur d’en oublier (FOMO), mais plutôt de gêne d’en avoir autant échappé.

En ce sens, l’exercice des Constellées en a été un d’humilité. Humilité de découvrir la richesse et la diversité d’une littérature qu’on ignore ou qu’on méprise depuis trop longtemps.

Daniel Grenier estime que la dernière année représente également un exercice de désapprentissage. « J’ai réalisé que ça allait plus loin que la littérature des femmes, dit-il. C’est toute la culture occidentale qu’il faut revoir, la manière dont on traite la littérature autochtone et racisée. La manière dont on parle de l’art africain ou oriental. »

C’est pour cette raison que l’auteur ne tenait pas tant à communiquer ce qu’il avait lu sur un ton pédagogique que de partager avec les lecteurs et lectrices les apprentissages qu’il avait faits en cours de lecture. Allant même jusqu’à mettre en doute un passage d’une de ses nouvelles, qu’il juge a posteriori misogyne. « Ma réflexion tourne beaucoup autour de ma posture d’écrivain et du rôle que j’ai à jouer dans le milieu littéraire, explique-t-il. Cette année-là m’a aidé à comprendre que je ne suis pas juste un écrivain, je suis aussi un acteur dans le milieu littéraire et il y a des stratégies que je peux adopter pour valoriser des voix fragilisées. Je ne veux plus me contenter de juste faire la promotion de ma propre œuvre, je veux être un passeur et parler des œuvres des autres. »

Écrire autrement ?

En fin de compte, l’écrivain et traducteur affirme qu’il émerge de cette dernière année un meilleur lecteur, plus empathique. « On dit souvent qu’une expérience nous a fait grandir, rappelle-t-il. Moi, ça m’a fait rapetisser l’ego. » On devine aussi qu’il ne sera peut-être plus le même écrivain après toutes ces lectures. Dans Les Constellées, il déclare : « Je veux écrire comme Annie Ernaux, je veux écrire comme Delphine de Vigan ».

On verra dans ses prochains livres si ces influences auront laissé leur marque. En attendant, Daniel Grenier espère que son livre sera accueilli pour ce qu’il est. « Oui, c’est la voix d’un homme, note-t-il, mais le livre en tant que tel est un espace aménagé pour faire entendre des voix féminines. Et si je prends de la place dans le journal, c’est pour parler d’un livre qui parle de livres écrits par des femmes. »

IMAGE FOURNIE PAR MARCHAND DE FEUILLES

Les Constellées, de Daniel Grenier

Les Constellées
Daniel Grenier
Marchand de feuilles 
616 pages
En librairie le 10 mars