On ne peut pas entrer dans le monde des lettres par une plus grande porte : Mamaskatch – Une initiation crie, a valu à Darrel J. McLeod un prix du Gouverneur général en 2018. Ce récit dur et pourtant inspirant, qui vient d’être publié en français, est en effet bien plus qu’une autobiographie : c’est un geste de guérison posé par un homme « libéré » par la littérature.

Darrel J. McLeod, un Cri du nord de l’Alberta, ne fait pas de quartier dans Mamaskatch. Il a grandi dans une famille éclatée et recollée plusieurs fois. La bière coule souvent à flots à la maison. Parfois, les bouteilles volent et les coups pleuvent. Sa sœur a été agressée par un oncle. Lui, par le mari de sa sœur. La misère. Le racisme. Sa mère traumatisée par son passage dans un pensionnat catholique. Le déracinement. La culpabilité qui le ronge, lui, dès l’enfance.

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Mamaskatch – Une initiation crie, Darrel J. McLeod, vlb éditeur, 408 pages

Mamaskatch ne raconte pas une belle histoire. C’est pourtant un fort beau livre.

Il faut peut-être rencontrer son auteur pour comprendre pourquoi. Darrel J. McLeod parle d’un ton doux. Son visage est souvent traversé par des éclats d’une lumière qui ne peut que provenir de l’intérieur tant la vie a jeté de l’encre noire sur ses pas. Il dégage, à l’orée de la soixantaine, cette force tranquille qui ressemble à de la sérénité.

On pressent qu’il a toujours été d’un tempérament posé en traversant son récit finement écrit qui se lit comme un recueil de nouvelles et qui est né d’un besoin de se guérir en profondeur. « J’avais déjà fait beaucoup de travail pour me guérir de tous les traumas que j’avais vécus durant mon enfance et mon adolescence », raconte-t-il, évoquant des rencontres avec des psychologues, des psychiatres et des guérisseurs autochtones. Il manquait ce pas : témoigner, pour lui, et peut-être aider d’autres personnes qui ont vécu des drames semblables.

Effet domino

Mamaskatch commence par une scène forte : il est tard, il est au lit, il a école le lendemain, mais sa mère – Bertha – le réclame. Elle veut qu’il descende tourner un vinyle. Elle fume et noie ses peines. Darrel espère qu’elle va sombrer avant de réveiller ses jeunes frère et sœur… À 13 ans, il est déjà le pilier de sa famille. Il se résigne à descendre et à l’écouter raconter sa douleur.

Darrel aime sa mère. Qui n’est pas une femme facile à aimer. Enlevée à sa famille à 6 ans, elle est envoyée dans un pensionnat où on lui dit que sa langue et sa culture ne valent rien. Qu’elle doit parler anglais et prier la Vierge. Elle a fugué, mais en est restée brisée. Elle boit. Beaucoup. Déraille. Souvent.

Je crois que c’est la génération de ma mère qui a le plus souffert parce qu’elle a commencé sa vie dans un milieu cri avant d’en être arrachée. Ce n’est pas comme ça partout au pays, mais dans notre coin, le choc a été vécu par cette génération-là.

Darrel J. McLeod

Ce que montre ce récit, c’est l’effet domino de ce déracinement et de la pauvreté sur les générations suivantes. Tout autour de lui, les gens sont flottants. Les liens sont fragiles. Les violences de toutes sortes, fréquentes. On s’étonne de voir le jeune Darrel demeurer aussi solide dans un milieu où tout fout le camp. Il se cherche, mais ne se perd pas.

« Je n’ai jamais eu honte d’être autochtone, dit-il. Ma mère nous disait toujours d’être fiers de ce qu’on est, de ne jamais laisser personne croire qu’ils étaient supérieurs à nous. » Cet ancrage l’a tenu, mais c’est l’art qui l’a sauvé.

Délivré par les livres

Sa libération, il l’a en effet trouvée là où il a cherché à se guérir : dans les livres. « C’est surtout la littérature française qui m’a libéré, explique-t-il. Ma découverte de l’existentialisme et du libre arbitre. » Soudain, il avait le droit de penser par lui-même, de ne pas croire en Dieu. Soudain, il pouvait commencer à se libérer du fardeau de la culpabilité.

Ce travail de « déprogrammation » a été long et s’est poursuivi à travers une réappropriation de ses racines cries (parcours qui fait l’objet d’un autre récit à paraître en anglais en septembre).

Mon grand-père a toujours pratiqué sa spiritualité. Il faisait des cérémonies le matin ou la nuit, avec son tambour et ses chants. J’adorais ça, mais je ne savais pas à l’époque que c’était un geste spirituel.

Darrel J. McLeod

Sa première expérience dans un sweat lodge, vécue dans la trentaine, a par ailleurs eu un effet guérisseur qu’il ne s’explique pas encore. « J’y ai trouvé une clarté que je n’avais pas avant dans ma vie », dit-il simplement.

Révolution autochtone

Darrel J. McLeod croit que son livre bénéficie du regard neuf qui est posé depuis quelques années sur les communautés et l’art autochtones. « Il y a 5 ou 10 ans, on n’aurait jamais vu un tel appui, leur geste aurait juste été condamné », dit-il à propos de la communauté wet’suwet’en, qui s’oppose au passage d’un gazoduc sur son territoire.

Ce changement, qui a quelque chose d’une « révolution » à ses yeux, est surtout le fait d’une nouvelle génération. « Cette fierté a toujours été là, mais elle a été réprimée pendant des décennies. Maintenant, il y a plus de résistance et l’oppression est moins forte, constate-t-il. Les jeunes n’ont pas vécu l’expérience des pensionnats ni la programmation religieuse catholique. Ils ont l’esprit plus ouvert et un orgueil très fort. »

Mamaskatch – Une initiation crie, Darrel J. McLeod, vlb éditeur, 408 pages