« J’écris un livre pour envoyer chier la notion de deuil », peut-on lire presque au début dans La morte, le nouveau livre de Mathieu Arsenault. Venant de lui, ça ne m’a pas trop étonnée, même si j’ai eu des craintes quand j’ai vu le sujet du livre.

Arsenault allait encore nous parler de Vickie Gendreau.

Mais j’ai été complètement déstabilisée et fascinée par ce livre, que je pense sincèrement être son meilleur. Par Vickie, il ose aborder, de façon quasi philosophique, des sujets comme les fantômes, les rêves et la mort, en refusant de sombrer tant dans l’ésotérique que dans la raison pure.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Mathieu Arsenault 

Rappelons que Vickie Gendreau est cette jeune autrice qui nous a légué Testament, dans lequel elle racontait sans détour la mort qui la guettait, alors qu’elle était atteinte d’un cancer du cerveau. J’avais interviewé Vickie à l’époque, et elle calculait l’avenir en nombre de livres. Elle voulait au moins en publier 10. Elle est morte à 24 ans en 2013, deux semaines avant la sortie de son deuxième roman, Drama Queens, qu’elle avait miraculeusement réussi à écrire avec l’aide de Mathieu, devenu ensuite le légataire des centaines de pages qu’elle a laissées derrière elle.

Mathieu Arsenault et Vickie Gendreau, c’est la plus belle des amitiés littéraires que j’ai pu observer. Il avait fait paraître en même temps que Drama Queens son roman La vie littéraire, et les deux textes dialoguaient. Il faut entendre avec quel respect le gardien de ses archives parle de son œuvre, et voir avec quelle précaution il se consacre à la mettre en lumière.

PHOTO FOURNIE PAR MATHIEU ARSENAULT

Mathieu Arsenault et Vickie Gendreau

« Je suis écrivain, dit-il, et s’il devait y avoir la moindre idée que j’ai écrit par-dessus elle, s’il arrivait une chose comme ce qu’Yvette Francoli a dit à propos de Dantin qui aurait écrit les poèmes de Nelligan, je serais détruit. J’essaie de tout faire pour que tout soit retracé, prouver que je n’ai rien écrit, rien retouché, que j’ai travaillé avec ce que j’avais pour que la distance soit maintenue entre mon travail et son travail à elle. »

En 2018, il a fait paraître le court texte Shit Fuck Cunt de Vickie. Les titres Carnage de khôl ainsi que Des brillants plein la gueule sont en préparation, avec la collaboration du Quartanier, la maison de Gendreau et d’Arsenault. « Au lancement de Shit Fuck Cunt, personne n’est venu me parler, raconte-t-il, visiblement content. C’était le lancement de Vickie, avec des jeunes que je ne connaissais pas et qui étaient venus chercher son livre. C’est la chose qui m’a fait le plus de bien. Je me disais : oh ! Elle commence à ne plus être la jeune écrivaine fauchée trop tôt. Il y a plein de jeunes de 20 ans qui n’ont pas connu Vickie à Tout le monde en parle, et tout le battage médiatique. C’est le nouveau public. C’est le vrai public. »

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

Vickie Gendreau, en 2012

Il dit qu’il sera libéré de sa tâche « le jour où Vickie va appartenir à la littérature, quand elle sera une figure incontournable ». Et je sais qu’il ne lâchera jamais le morceau.

Orphée qui ne se retourne pas

Mathieu Arsenault me reçoit dans son petit appartement du Plateau Mont-Royal rempli de trucs. Il y a des tubes de colle sur la table au milieu des factures et des livres. Celui qui vend des t-shirts, des macarons et des sacs sur son site doctorak.co est un bricoleur. Il s’est patenté un petit studio photo pour créer ses collections de cartes, comme celles au hockey, consacrées à ces gens actifs qui animent cette « vie littéraire », cartes dévoilées lors du Gala de l’Académie de la vie littéraire qui récompense ceux que les institutions n’ont parfois pas encore repérés. Il a tellement de projets de toutes sortes que je lui demande si c’est pour ça qu’il publie peu. « Non, c’est parce que ça me prend du temps, écrire », répond-il.

Pour La morte – qui n’est pas Vickie Gendreau, mais quelque chose apparu dans la périphérie des souvenirs d’elle –, Mathieu Arsenault a eu le déclic après avoir rêvé à son amie. Souvent, dans un roman, les pages où le narrateur raconte un rêve sont ennuyeuses. Chez Arsenault, pas du tout, c’est presque un tour de force. « Le truc est niaiseux, c’est de le raconter au présent, dit-il. Comme dans les films A Nightmare on Elm Street où il n’y a pas de transition entre la vie éveillée et la vie rêvée. La frontière est toujours effacée dans mon livre. Mais au lieu de faire un “jump scare”, j’en fait une réflexion ! »

Et quelle réflexion. Ce livre, qui est à la fois un hommage, un essai, un traité, un recueil de souvenirs et de rêves, laisse un peu abasourdi tout en ouvrant de larges perspectives de pensée. Bien sûr, le mythe d’Orphée s’y retrouve, car c’est l’idée du royaume des morts qui l’a le plus inspiré, sauf que lui, il ne se retourne pas, précise-t-il, en ajoutant que « ce livre a été écrit dans une langue étrangère où le verbe “être” a été remplacé par “apparaître” ». Il a aussi noté que le texte est rempli de déplacements en bus et en train, « comme si j’avais traversé le royaume des morts en transports en commun ». Obsédé par son sujet, Mathieu a même inquiété son entourage, qui se demandait s’il allait bien, s’il avait besoin d’aller prendre un café pour jaser. « J’avoue que je me suis demandé parfois si j’étais en train de déraper. »

Éloge du fantôme

« Je me suis questionné sur les conditions et les possibilités pour que les fantômes puissent revenir dans notre culture, explique Arsenault. Ça aurait été tellement simple et incomplet de faire un livre sur “moi, j’ai un fantôme, je suis hanté par mon amie”, on aurait pu dire “pauvre garçon, il fait son deuil”. C’est plutôt un questionnement philosophique sur le limité, le non-délimité, l’extériorité et l’intériorité. »

Parce que pour lui, notre rapport à la mort et au deuil, toujours ramené à notre ego, est très problématique aujourd’hui. « Le deuil dont on hérite présentement est très lié à la productivité, tout est concentré pour faire du mort une figure qu’on va pouvoir mettre dans le garde-robe où il ne va plus te déranger et déranger les autres, pour pouvoir retourner travailler. Se recentrer sur soi-même, investir sur le vivant plutôt que les morts… ce sont des formules pétries de notions de productivité. Comment pourrait-on faire pour, d’une part, affaiblir la capacité qu’on encourage de tout ramener à soi et trouver le moyen de laisser les autres arriver à travers nous ? Car on ne choisit pas quand ils arrivent. »

Il donne en exemple une personne qu’il a entendue à la télé dire « j’ai perdu mon univers » après la mort de quelqu’un. « Ça me semble immoral de dire ça. C’est la personne qui est morte qui a perdu son univers, qui a perdu tout ce qui était entré à l’intérieur d’elle depuis sa naissance, toute la complexité du monde qu’elle a vu. Je ne veux pas dire qu’il y a de mauvaises ou de bonnes manières de vivre ça, mais ça m’a semblé symptomatique d’un problème avec la mort. »

Nous rions beaucoup lorsqu’il raconte sa visite au Salon de la mort, qu’il a trouvé très déprimant, surtout quand il parle de la dame qui proposait le lâcher de colombes, censé symboliser le laisser-aller, les gens qui s’en vont, etc. « Mais qu’est-ce que ça signifie quand elles reviennent ? Parce qu’elles reviennent. Ça ne peut pas être plus clair : ça symbolise dans ton dos ! »

Au bout de deux heures d’une discussion par moments stratosphérique, je lui avoue que La morte m’a carrément donné envie de recommencer à noter mes rêves, ce que je faisais beaucoup quand j’étais ado, avant de devenir une adulte qui abandonne ces mystères nocturnes qui occupent pourtant le tiers de nos vies. « Ha ! J’aimerais tellement ça qu’au-delà de ma propre expérience, ça donne le goût aux gens de travailler sur leur propre vie intérieure. Sinon, j’aurai juste fait un autre livre de plus. »

IMAGE FOURNIE PAR LA MAISON D’ÉDITION

La morte, de Mathieu Arsenault, Le Quartanier, 144 pages

La morte, de Mathieu Arsenault, Le Quartanier, 144 pages. En librairie le mardi 3 mars.