Il y a un an et demi, l’écrivain Frédéric Beigbeder sabotait, en direct, une chronique qu’il tenait à l’émission matinale de France Inter. Le lendemain, il était poliment renvoyé par la station de radio. Ce ratage est le point de départ de son nouveau roman, L’homme qui pleure de rire, dans lequel il ressuscite le personnage d’Octave Parango. Rencontré à Paris, l’auteur le plus branché de France parle d’humour, de désespoir et de l’affaire Matzneff.

Votre suicide professionnel, en direct à la radio, en novembre 2018, sert de rampe de lancement à votre nouveau livre. C’était une façon de vous expliquer ?

C’est bizarre, mais souvent j’ai besoin de démarrer un roman en partant d’une mésaventure personnelle, que ce soit mon divorce pour L’amour dure trois ans, mon expérience dans la pub qui a donné 99 francs, ma garde à vue avec Un roman français. Là, je me suis dit que cette chronique, où je débarque sans être préparé, et où le lendemain on me demande de partir, ça pouvait être un point de départ rigolo pour une sorte de bilan de ma génération, pour faire renaître mon alter ego Octave Parango. Beaucoup de gens me demandaient aussi : « Mais qu’est-ce que tu as foutu la veille pour arriver au micro sans aucun texte, ni rien à dire ? » J’ai voulu leur faire plaisir en leur racontant une nuit dans la vie de cet humoriste qui ne trouve pas d’idées, qui est fatigué, qui peut-être en a marre de l’humour impératif… qui à mon avis n’est pas de l’humour.

C’est un peu l’axe central de votre livre, d’ailleurs. Vous passez plusieurs pages à dénoncer la dictature de l’humour. L’humour forcé.

J’adore l’humour. Mais quand ça devient une obligation permanente, quand tout dans la société est organisé pour nous obliger à rire, ça m’angoisse. L’humour est partout. J’ai pris l’avion, l’autre jour, le commandant de bord faisait des blagues. Les hommes politiques font des petites phrases pour passer au téléjournal. Ce n’est pas naturel. La création d’une école du rire à Montréal [l’École nationale de l’humour], ça me paraît surréaliste. L’idée qu’on soit réduit à créer des techniques de plaisanterie, étudier pour devenir un comique de stand-up ou un auteur pour caricaturistes… Oui, on peut rire de tout. Mais trop de rire abîme le rire. C’est plus ce message-là que je voudrais faire passer.

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L’homme qui pleure de rire, de Frédéric Beigbeder, Grasset, 316 pages. En librairie le 12 février.

Que cache, selon vous, cette obsession pour le rire ?

Un désespoir complet. Le vide. Une envie de fuir. La vie n’a plus aucun sens. On a peur de tout. Peur de l’apocalypse. Tout le monde flippe de plus en plus. Les gens ont moins d’argent. Du coup, la solution que la société a trouvée, c’est le divertissement. Quand j’étais plus jeune, il n’y avait pas autant de comiques partout, tout le temps. C’est presque comme de la musique de fond dans les magasins. C’est de l’humour de fond.

On pourrait rétorquer que le rire aide à faire passer le difficile…

C’est sûr. C’est efficace. Ça permet aux gens d’oublier leurs problèmes. C’est pour ça que ça marche. La preuve : France Inter est devenue la première radio de France en multipliant les humoristes. Donc ça marche. Mais où est-ce que ça nous mène ? En l’absence d’utopies, les humoristes ont pris la place des penseurs, des grands intellectuels… Ce sont eux qui ont un message aujourd’hui. Avec un résultat qui est tout de même inquiétant, c’est qu’ils arrivent au pouvoir. Dans plusieurs pays, il y a des comiques qui ont été élus présidents.

C’est drôle de vous entendre dire tout ça, alors que vous êtes vous-même amateur d’humour…

Justement. Si ce livre a un intérêt, c’est qu’il parle de quelque chose qu’il connaît. C’est moi que je critique. Je fais aussi le bilan de ma vie. De ma façon d’évoluer. Je suis de la génération de la dérision. Je suis un maître du sarcasme, mais à quoi ça m’a conduit de faire toutes ces blagues potaches pendant toutes ces années ?

Je crois qu’il y a aussi beaucoup de ma mélancolie de vieillir. L’incompréhension face au monde nouveau. Beaucoup de choses nouvelles ne me plaisent pas. Je suis un vieux con, en fait. Les médias sociaux, je n’y vais pas. Je trouve ça orwellien, terrifiant. L’arnaque du XXIe siècle, elle est là. Mark Zuckerberg a réussi à convaincre des millions de gens de travailler pour lui gratuitement, c’est dément !

On s’était rencontrés il y a 20 ans pour la sortie de 99 francs, le roman où apparaît pour la première fois le personnage d’Octave Parango. Qu’est-ce que ce livre a changé pour vous ?

C’est mon tube. C’est le livre qui a fait un hit. Qui était numéro 1 pendant plusieurs mois. Je ne me plains pas. C’est le livre qui m’a permis de quitter la publicité. De vivre de ma plume. Mais c’est aussi le livre qui m’a enfermé dans le personnage que j’ai créé. Ça a pu être un piège pendant plusieurs années, et encore jusqu’à cette chronique de France Inter où ce n’était pas vraiment Frédéric, mais plutôt Octave, qui jouait le personnage qu’on attendait de lui, avec sa réputation de noctambule, de drogué. J’ai beaucoup joué avec ça. Peut-être trop.

Vous avez été associé, un peu malgré vous, à l’affaire Gabriel Matzneff, qui a secoué la France et le milieu littéraire français au début de l’année. Cet écrivain sulfureux est une de vos connaissances. Vous faisiez aussi partie du jury qui lui a remis le prix Renaudot en 2013. Un choix dont vous avez eu à répondre depuis la sortie du livre Le consentement, de Vanessa Springora, qui l’accuse de pédophilie. C’était difficile de vous justifier ?

C’est pas génial d’être considéré comme l’ami d’un pédophile. Matzneff est un séducteur. Il ne séduit pas que les adolescentes. Il séduit aussi le milieu littéraire. Moi, il m’a séduit. Je ne peux pas le nier. Mais ça ne me dérange pas d’en parler parce que je crois qu’il faut que tous, du milieu littéraire parisien, nous nous interrogions sur notre aveuglement collectif. Matzneff a toujours été honnête sur ce qu’il faisait. Mais c’est étrange qu’on ne se soit pas posé la question.

Comment expliquez-vous cet aveuglement collectif ?

En France, il y a une certaine tradition, qui remonte à loin, qui dit que la liberté des écrivains est au-dessus des lois. Pour moi, le péché originel, c’est Les fleurs du mal, de Charles Baudelaire. Le plus grand recueil de poésie du XIXe avait été condamné par la justice française pour pornographie. Du coup, depuis cette faute originelle, on n’ose plus critiquer. Puis il y a eu Flaubert, qui raconte comment il a touché des petits garçons en Égypte. André Gide qui, dans tous ses journaux intimes, raconte qu’il a découvert la sensualité en Algérie avec des jeunes garçons. Il y a une longue histoire de pédophilie chez les grands écrivains nationaux. Du coup, Matzneff a peut-être profité de ça. On s’est dit : après tout, si Gide l’a fait, pourquoi emmerder Matzneff ?

On l’a toléré. Mais la chose bizarre, c’est : pourquoi la police, qui était au courant, n’a rien fait ? Est-ce qu’il a été protégé ? Il était ami avec François Mitterand. Il a peut-être bénéficié d’une indulgence judiciaire. Ou de l’indulgence d’une époque…

L’homme qui pleure de rire, de Frédéric Beigbeder, Grasset, 316 pages.