C’est une histoire où s’entremêlent érotisme et meurtre, ténèbres et lumière, passion et terreur. Avec Ténèbre, le jeune auteur Paul Kawczak signe un premier roman hypnotique qui nous mène aux abords de l’abysse terrifiant d’un monde déchu, façonné par les mains tachées de sang de l’homme blanc occidental. Une lecture dont on ne sort pas indemne.

PHOTO FOURNIE PAR LA PEUPLADE

Ténèbre, de Paul Kawczak

Mais qui donc est ce Paul Kawczak ? C’est la question qu’on se pose, ébranlé et fasciné, en fermant Ténèbre, un premier roman porté par un souffle puissant entremêlant aventure, réalisme magique, mysticisme et symbolisme.

Né à Besançon, en France, en 1986, le jeune homme à la dégaine décontractée où l’on flaire un petit je-ne-sais-quoi de punk a atterri au Québec en 2011 pour y effectuer une année de son doctorat à l’Université du Québec à Chicoutimi. Il n’est finalement jamais reparti.

Le Québec, dit-il, a « désinhibé » sa créativité et c’est ici qu’il a commencé à écrire pour la première fois. « En France, soit t’es un grand artiste, soit t’es rien. Ici, il y a un côté plus “do it yourself” », remarque-t-il.

Son doctorat, il l’a consacré aux romans d’aventures littéraires français des années 20 et 30, comme ceux d’André Malraux, Saint-Exupéry, Joseph Kessel… Un long travail de recherche qui l’a certainement influencé lorsqu’il s’est mis à l’écriture de Ténèbre, quelque temps après avoir terminé sa thèse.

« Je voulais aller chercher le plaisir de l’enfance, jouer dans le fantasme, l’inconscient, la rêverie. Faire de la littérature romanesque, qui s’évade du réel, où l’on met l’accent sur des personnages entiers, démesurés », explique-t-il, citant au passage Alexandre Dumas ou le Japonais Haruki Murakami.

Cela dit, ne comptez pas sur lui pour pondre prochainement un autre roman du même genre. Celui qui dit croire plus au processus créatif qu’à l’œuvre littéraire s’intéresse ces jours-ci à l’écriture « non créative » où l’on peut lire, par exemple, les ingrédients d’une boîte de céréales comme si c’était un poème.

Le début de la fin de l’Occident

Revenons à Ténèbre – écrit sans « s » pour que cette « ténèbre » soit « totale », dit-il. Difficile à résumer, le récit se déroule à la fin du XIXe siècle, majoritairement au Congo, alors que l’homme blanc colonisateur est en train de tracer, à même le sang des Africains, les frontières de pays que l’Europe ogresse se partage avidement. « Une haine blanche assoiffée de pays qu’elle haïssait comme sa propre vie, qu’elle haïssait comme on aime, obscène et frissonnante d’excitation », écrit Kawczak dans le premier chapitre, poursuivant : « L’histoire qui suit est celle d’un suicide blanc dans un monde sans Christ ; celle d’un jeune homme oublié dans un labyrinthe de haine et d’aveuglement : l’histoire du démantèlement et de la mutilation de Pierre Claes. »

Camper son récit à cette époque permet de dire beaucoup de choses sur notre époque actuelle et l’Occident qui court à sa perte, croit Kawczak. « Le Congo de Léopold II appartenait au roi en personne, et pas à la Belgique. C’était le projet d’un seul homme, une entreprise commerciale. On a donc là le croisement de la privatisation capitaliste, de la course effrénée au profit, de la colonisation, qui donnera en fin de compte 15 millions de morts, pour satisfaire des investissements… On n’est pas loin du tout de la situation actuelle, où la planète brûle, et des gens meurent, pour satisfaire les actionnaires. Pour moi, le Congo de Léopold II est le premier acte de la grande tragédie de l’Occident moderne, la première fois qu’on a industrialisé de la mort. »

Personnage central du récit, Claes est un jeune géomètre que le roi mandate pour tracer la frontière nord du Congo, source de discorde avec la France, la colonie étant convoitée pour ses multiples richesses, particulièrement son caoutchouc. Jeune homme malheureux à l’équilibre mental fragile, Claes s’embarque donc, certain de pouvoir enfin « devenir un homme », pour une expédition devant le mener jusqu’aux confins de la jungle congolaise, sauvage et encore inexplorée.

Mais la réalité sera tout autre, alors qu’un Claes de plus en plus horrifié, rongé par la malaria et en perte totale de repères, découvre un monde noirci par la haine et rougi par le sang.

Claes échoue à devenir un homme parce que, finalement, cet homme qu’il voulait devenir, il est complètement pourri. Ténèbre, c’est un portrait de l’homme blanc dans ce qu’il a de malade.

Paul Kawczak

Au fil des pages sera racontée la perdition de Claes, en rebroussant le passé le long de son arbre généalogique. De l’Afrique à l’Europe, on rencontre une galerie de personnages qui finissent tous par revenir, d’une façon ou d’une autre, à Claes, comme un serpent qui se mord la queue.

On y croise notamment les poètes « maudits » qu’étaient Baudelaire et Verlaine, des figures que l’auteur s’amuse à évoquer. « J’ai dû tout le temps écrire des dissertations sur eux, on m’a imposé leur vie… Là, je me les suis appropriés ; ils étaient miens, je pouvais jouer avec, décider de leur destin. »

Toucher au mystique

Au-delà de ce clin d’œil, l’écriture de l’auteur emprunte aux symbolistes qu’étaient ces artistes une certaine posture devant le monde, qui cacherait sous la plate réalité une couche de sens à découvrir. Kawczak cite comme source d’inspiration Georges Bataille, dont l’œuvre qui touche au mysticisme l’a beaucoup marqué.

Ainsi, Claes accédera à « une existence plus spirituelle et mystique, où il va s’ouvrir, littéralement, au monde, et passer à une dimension religieuse et sacrée de son existence », raconte Kawczak.

Littéralement, en effet, car Claes fera au Congo la rencontre marquante du Chinois Xi Xiao, bourreau et spécialiste de la découpe humaine, auquel le géomètre désirera ardemment s’abandonner, corps et âme. « Xi Xiao est le passeur entre les deux mondes, l’accoucheur d’âme, celui qui fait passer de l’horreur à l’extase. Il va prendre le Blanc malade et l’aimer inconditionnellement, en le transformant en fleur de chair, ce qui va lui permettre de sublimer la vie. C’est finalement l’amour qui transcende tout. »

Critique

On entre dans Ténèbre en croyant avoir affaire à une histoire sur la colonisation de l’Afrique par l’homme blanc européen, à un roman d’aventures exotique où un géomètre, Pierre Claes, mandaté par le Roi des Belges Léopold II, ira tracer la frontière nord du Congo. Mais Kawczak fait rapidement — et habilement — dévier le récit vers une plongée terrifiante dans un enfer colonial taché de sang, au cœur de la voracité sans limites de l’homme blanc, auquel son personnage principal oppose un sentiment de vide abyssal et une envie amoureuse de la mort qui le fera plonger tête première dans un délire christique et mystique exalté. L’Afrique — et sa rencontre avec Xi Xiao, à la fois bourreau et objet de désir — devient pour Claes la clé de voûte, ouvreuse de conscience cosmique, où l’abîme de la mort et le vertige de la vie ne font qu’un, dans une copulation aussi terrifiante que grandiose. Nous transportant de l’Afrique à l’Europe, de personnage en personnage, tous lié par des connexions secrètes dans cette rocambolesque et sanguinaire aventure, l’auteur nous attrape dans son filet et, tel un papillon de nuit obnubilé par la lumière, nous happe dans ce récit halluciné et hallucinant aux ramifications infinies, qui étend ses tentacules jusqu’à embrasser l’univers entier. Vertigineux, terrifiant, érotique et ardemment violent, traversé de magie et de sorcellerie, Ténèbre est un livre qui nous dévoile un auteur à l’élan romanesque féroce, voire virtuose. Impossible de ne pas y succomber.

★★★★½

Ténèbre, de Paul Kawczak, La Peuplade, 320 pages.