Comment se remet-on d’une tragédie ? Louise Dupré nous fait entrer dans la vie d’une famille bouleversée par un geste d’une rare violence. Après avoir exploré la rupture, l’engagement amoureux et les relations mère-fille, la romancière poursuit sa réflexion sur la façon dont on traverse les épreuves, un pas à la fois.

Louise Dupré nous accueille dans son appartement de La Petite-Patrie pour parler de son plus récent roman, Théo à jamais, un incontournable de la rentrée littéraire hivernale, un texte qui nous a touchée au cœur. Avec doigté et brio, Dupré y explore les répercussions d’une tuerie sur une famille « ordinaire ». Comment chaque membre de ce noyau tissé serré réagira-t-il face à l’épreuve ? Quelles seront les conséquences de l’onde de choc provoquée par un geste terrifiant ?

« C’est un sujet que j’avais commencé à traiter en 2010 dans Plus haut que les flammes, explique l’écrivaine qui compte à son actif, en plus de ses quatre romans, une douzaine de recueils de poésie. J’y parlais d’une femme qui est allée à Auschwitz. Un jour, elle voit dans une vitrine des vêtements d’un enfant qui a été exterminé. »

Tout le livre porte sur cette question : dans quel monde vivons-nous et qui est l’être humain ?

Louise Dupré

« En terminant ce livre, je me suis posé la question : qu’est-ce que j’aurais fait, moi, si j’avais vécu en Allemagne durant la Deuxième Guerre mondiale ? J’ai poursuivi sur cette ligne dans mon recueil suivant, La main hantée, dans lequel je questionnais la part du Mal chez l’individu. Cette capacité chez l’être humain à faire le bien et le mal est un sujet qui continue à me fasciner. »

Accepter ce qu’on ne comprend pas

La narratrice du roman est la belle-mère du jeune Théo. Elle est arrivée dans la vie du garçon et de sa sœur, Elsa, peu après la mort accidentelle de leur mère. Monteuse au cinéma, elle travaille à un film sur les tueries de masse lorsque la tragédie se produit. La réalité la rattrape. Tout le récit est traversé de ces questions lancinantes : comment savoir si on a été de bons parents ? si on a volontairement fermé les yeux sur des signaux qu’on ne voulait pas voir ? « Le fait qu’elle soit la belle-mère plutôt que la mère biologique permet une certaine distance, note Louise Dupré d’une voix douce, mais assurée. Sinon, elle aurait pu craquer. La distance lui permet d’entamer un récit des évènements. »

La première partie du roman se déroule à Miami. La narratrice s’y rend d’urgence retrouver son mari et son fils. Louise Dupré réussit à traduire, en toile de fond du drame familial qui se joue, une société où la violence et l’agressivité se cristallisent. « C’est ce qu’on voit actuellement à la télévision américaine tous les soirs, observe-t-elle. Les armes à feu circulent comme des crayons. Il règne un climat de haine qui favorise les dérives. Là-bas, il y a trois tueries par semaine, si ce n’est pas plus. Les jeunes ont toujours le même air fermé, imperturbable. En entrevue, les parents disent n’avoir rien vu venir. »

Pour écrire son roman, Louise Dupré s’est documentée. Elle a lu les témoignages de la mère du tueur de Columbine ainsi que des ouvrages sur les jeunes terroristes kamikazes de Daech. « Au lendemain d’une tuerie, note-t-elle, les parents du tueur [car il s’agit le plus souvent de garçons] sont détruits par la honte et la culpabilité. »

Un couple peut-il se remettre d’une telle épreuve ? Celui qu’a imaginé Louise Dupré n’en est pas à son premier drame. « Si c’était leur première histoire d’amour, ils ne s’en sortiraient probablement pas, précise-t-elle. Mais ils ont du vécu, ils ont absorbé des coups. Et ils n’ont pas été élevés dans les roses ni l’un ni l’autre : lui vient d’une famille immigrante allemande qui a vécu de grandes souffrances dans les camps; elle a vécu la folie et l’internement de son oncle. Ce n’est pas leur premier choc et je pense que c’est dans ce respect pour ce qu’ils ont été, et dans une certaine connaissance de ce qu’ils sont, qu’ils sont capables de survivre. »

Affronter la douleur

Dans La memoria, son premier roman, Louise Dupré décrivait avec finesse les répercussions de la disparition d’une adolescente sur ses parents et ses frères et sœurs. Dans Théo à jamais, on retrouve ce même intérêt pour comprendre comment les gens « s’en sortent ». « Ils ne sont pas intacts, précise l’écrivaine, mais quand il y a d’autres enfants, il faut continuer. »

Théo à jamais est donc un roman sur la fragilité psychologique et sur la résistance des individus, selon son autrice. « Je ne voulais pas employer le mot résilience qui est un mot de la psychologie, affirme-t-elle. Je fais référence à quelque chose de plus dynamique, de plus engagé. Dans mon précédent roman, L’album multicolore, la mère dit : “il ne faut pas se laisser aller…” Ma mère disait cela, ma grand-mère aussi. Pour les gens du XIXe et du XXe siècle, “ne pas se laisser aller”, c’était un leitmotiv, presque un précepte. Cela faisait partie de leur morale et de leur éthique personnelle. Aujourd’hui, on se tourne vers la psychanalyse, la compréhension de l’être humain. »

C’est très bien de retourner aux sources de notre inconscient et de nos blessures, mais il ne faut pas oublier l’autre pôle, les raisons de continuer à vivre.

Louise Dupré

Parmi ces raisons, il y a tous les petits détails du quotidien qui ponctuent l’univers de Louise Dupré : se préparer une tasse de café, lire les journaux, observer le souffle du vent qui fait danser les rideaux ou un rayon de soleil qui traverse les feuilles d’un arbre… « Les objets et les gestes sont des sensations qui ramènent les personnages dans la “vraie vie”, dit-elle. Je suis une personne concrète, sensuelle au sens où les sens occupent beaucoup de place dans ma vie. L’écriture me vient comme ça, par le regard, l’odorat, le goût, les sons… C’est ce qui me rattache à la vie. Dans mon cas, l’écriture passe par le corps. C’est important pour moi d’être reliée aux sensations, aux émotions. C’est le quotidien qui nous sauve. À la fin, c’est le concret de la vie qui nous retient lorsqu’on traverse une épreuve. »

Cet ancrage dans le quotidien qu’on célèbre, c’est également une arme contre le cynisme, affirme Louise Dupré. « Lutter contre le cynisme, c’est un objectif personnel, avoue-t-elle. Ça ramène encore une fois à l’idée qu’il ne faut pas “se laisser aller”, et que nous sommes capables d’être des agents de changement dans un monde comme le nôtre. Choisir le cynisme, c’est une façon de ne pas bouger. Mes personnages, eux, ne rendent jamais les armes. Ils cherchent toujours des voies de survie et de vie. »

IMAGE FOURNIE PAR L’ÉDITEUR

Théo à jamais, Louise Dupré, Héliotrope. En librairie le 5 février.