La Grande Bibliothèque a retiré de sa collection le journal de Gabriel Matzneff, dans lequel il relate ses agressions sexuelles sur des mineurs, mais elle a choisi de garder sur ses rayons le livre controversé Hansel et Gretel, qui a pourtant valu à son auteur Yvan Godbout et son éditeur AdA une poursuite pour production de pornographie juvénile.

De nombreuses autres bibliothèques publiques continuent aussi de prêter le livre de M. Godbout. Seule une condamnation en cour pourrait, disent-elles, changer les choses.

« Le document [Hansel et Gretel] demeure au sein des collections de BAnQ à défaut [d’une décision des tribunaux confirmant] les accusations portées contre le roman. Si tel est le cas, il sera retiré des collections de BAnQ, en accord avec les prescriptions du jugement », explique Claude Simard, directrice par intérim des communications de la Grande Bibliothèque, qui possède deux exemplaires du roman.

Dans le réseau des bibliothèques de Montréal, six exemplaires de Hansel et Gretel sont actuellement prêtés ou réservés, sauf celui de la bibliothèque de Côte-des-Neiges, retiré temporairement.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Yvan Godbout (à gauche) est accusé de production et distribution de pornographie juvénile.

Concernant Matzneff, il y a 11 exemplaires de différents tomes du journal dans le réseau des bibliothèques. À Montréal, la responsabilité de retirer ou de garder un livre revient aux arrondissements, indique Anik de Repentigny, chargée de communications pour la Ville.

L’Association des bibliothèques publiques du Québec (ABPQ), qui regroupe 310 bibliothèques, n’a pas de position officielle sur la question, mais a tout de même « documenté le dossier » et invité ses membres à faire « leurs propres réflexions ». « Tout le monde dans le milieu est au courant de ce cas précis », dit Ève Lagacé, directrice générale de l’ABPQ.

« Est-ce que c’est vraiment de la pornographie juvénile ? demande Mme Lagacé à propos de Hansel et Gretel. C’est là qu’il faut que les professionnels se posent la question. Si on enlève ce document-là, il y a beaucoup d’autres documents qu’on va devoir enlever. »

Au Canada anglais, mais surtout aux États-Unis, il y a encore beaucoup de censure, alors qu’au Québec, il n’y en a pratiquement pas, ou très peu.

Ève Lagacé, directrice générale de l’Association des bibliothèques publiques du Québec

Retrait immédiat pour Matzneff

Mardi, la Grande Bibliothèque n’a pas tardé à retirer le journal de Gabriel Matzneff quelques heures à peine après que son éditeur, Gallimard, eut décidé d’en cesser la diffusion. « La souffrance exprimée par Madame Vanessa Springora dans Le consentement fait entendre une parole dont la force justifie cette mesure exceptionnelle », a expliqué par communiqué Gallimard, qui publie le journal de Matzneff depuis 1990. Les maisons d’édition Léo Scheer et de La Table Ronde ont elles aussi décidé de retirer les œuvres signées Matzneff de leur catalogue mercredi.

« Dans la foulée de la décision des éditions Gallimard de cesser la commercialisation du journal de l’écrivain Gabriel Matzneff et pour les mêmes raisons, la Direction générale de la Grande Bibliothèque a décidé de retirer ces ouvrages de sa Collection universelle », a fait savoir l’institution par communiqué.

Hier soir, le DG de la Grande Bibliothèque, Martin Dubois, a précisé à La Presse que le retrait du journal de Matzneff pourrait être temporaire, le temps de prendre une « décision éclairée » entre son « retrait définitif » et son « maintien dans la collection », au regard de la politique de développement de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ).

PHOTO JACQUES DEMARTHON, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

L'écrivain Gabriel Matzneff relate dans son journal ses agressions sexuelles sur des mineurs.

« Deux processus différents »

Comment expliquer cette différence de traitement pour les œuvres de Matzneff et de Godbout ? Pour la Grande Bibliothèque, « ce sont deux processus [de décision] différents », explique Mme Simard, qui n’a toutefois pas voulu s’étendre sur le sujet.

La décision « expéditive » et laconique de BAnQ a été vertement critiquée par Marie D. Martel, spécialiste des bibliothèques publiques et professeure à l’Université de Montréal. « BAnQ aurait dû assumer sa responsabilité à l’égard du public en exposant et en justifiant en bonne intelligence sa décision, d’autant plus que BAnQ est le vaisseau amiral des bibliothèques du Québec. »

« L’initiative de soustraire un ouvrage à ce qui fait partie du domaine des “libertés expressives” est une décision assez grave qu’il faut être en mesure de justifier, ne serait-ce que pour accompagner dans leurs décisions les bibliothèques, et au public auquel on se doit de fournir une meilleure compréhension des enjeux de liberté d’expression et de censure dans l’espace public », explique-t-elle.

« Tant qu’ils ne nous expliquent pas pourquoi ils ont retiré [le journal de Matzneff], on ne sera pas en mesure de discuter des raisons qui les ont motivés. Pourquoi ils l’ont fait pour l’un, et pas pour l’autre [Hansel et Gretel] ? Ce serait une bonne idée de s’expliquer », ajoute Mme Martel, qui voit dans la différente entre les deux cas une bonne occasion de stimuler le débat.

« Il est certain que ces deux cas récents préoccupent les bibliothèques publiques qui adhèrent au principe de liberté intellectuelle », indique Ève Lagacé, de l’ABPQ, qui précise qu’au cours des prochaines semaines, « l’ABPQ formera un comité de travail afin [que nous puissions] nous pencher sur la question pour nous doter de lignes directrices sur le sujet ». Une lettre aux membres de l’ABPQ à cet égard a été envoyée mercredi matin.

Rappelons que le livre de Godbout est une œuvre de fiction, contrairement à celle de Matzneff, qui raconte sa vie et celle de ses victimes. Il est encore trop tôt pour savoir si l’œuvre intégrale de Gabriel Matzneff, qui fait l’objet d’une enquête pour viol sur mineurs, subira le même sort que son journal.

En vue de son procès qui doit avoir lieu en septembre, l’auteur de roman d’horreur Yvan Godbout a reçu le soutien de plusieurs acteurs du monde littéraire, dont Patrick Senécal. Une pétition en ligne en soutien à l’auteur et aux éditions AdA avait dépassé les 22 000 signatures mercredi.