Le consentement, de Vanessa Springora, qui vient de paraître en France chez Grasset, est un geste de reprise de pouvoir tellement puissant qu’il fait trembler le monde littéraire germanopratin.

Il fallait ce geste pour enfin démonter le fantasme pédophile entretenu par Gabriel Matzneff pendant des décennies sans personne pour lui répliquer – à part Denise Bombardier, qui l’a déculotté sur le plateau d’Apostrophes en 1990. Et, surtout, pour défaire le mythe, qui a la vie dure, de l’artiste qui serait au-dessus des lois. Parce qu’on n’aurait pas pardonné à un plombier ce que l’on a toléré chez Matzneff au nom de l’art.

> Regardez la discussion d’Apostrophes en 1990

Le personnage de fiction dans lequel Matzneff a voulu enfermer Vanessa Springora, qui, dans un moment de désespoir raconté dans son livre, se dit « j’ai 14 ans pour toujours, c’est écrit », s’est échappée de sa prison de papier, et c’est tant mieux. 

« Prendre le chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre », voilà son projet. Et elle a réussi. Tout le monde parle maintenant de la notion de consentement sexuel dans les rapports de pouvoir entre les adultes et les mineurs, notion complètement évacuée après une révolution sexuelle qui a voulu abattre tous les interdits.

Une enquête vient même d’être ouverte pour viols sur mineurs contre Matzneff, alors que c’était écrit en toutes lettres dans ses livres depuis toujours. « C’est important pour moi de faire entrer dans le champ littéraire la voix d’une jeune fille qui avait été victime, a confié à l’antenne de Radio France Vanessa Springora. Parce que c’est une voix qu’on n’entend jamais en littérature. »

Je me demandais depuis longtemps, et en particulier depuis #metoo, quand l’une des jeunes « amantes » si satisfaites par Matzneff, selon Matzneff lui-même, allait prendre la parole. Ce fut long. Je comprends. J’ai presque le même âge que Vanessa Springora et j’ai été élevée, intellectuellement parlant, dans le « il est interdit d’interdire ».

PHOTO JACQUES DEMARTHON, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

« Une enquête vient même d’être ouverte pour viols sur mineurs contre Gabriel Matzneff, alors que c’était écrit en toutes lettres dans ses livres depuis toujours », écrit notre chroniqueuse.

Je me souviens aussi que, même ici, au Québec, des profs de littérature méprisaient la prise de position de Denise Bombardier, parce qu’ils trouvaient plus de style à Matzneff qu’à elle. Et que, jeune étudiante ignare, pour leur plaire, comme sur le plateau de Pivot, je riais pour avoir l’air cool à leurs yeux. Ils devaient avoir raison, puisque je n’avais jamais lu Matzneff.

Dans ce premier récit, écrit pour « redevenir le sujet de sa propre histoire », Vanessa Springora se questionne sur le silence des victimes de l’écrivain. « J’aurais aimé qu’une autre le fasse à ma place, écrit-elle. Elle aurait peut-être été plus douée, plus habile, plus dégagée aussi. Et cela m’aurait sans doute soulagée d’un poids. Ce silence semble corroborer les dires de G., prouver qu’aucune adolescente n’a jamais eu à se plaindre de l’avoir rencontré. »

« En jetant son dévolu sur des jeunes filles solitaires, vulnérables, aux parents dépassés ou démissionnaires, G. savait pertinemment qu’elles ne menaceraient jamais sa réputation et qui ne dit mot consent », poursuit-elle.

Ce que raconte Vanessa Springora dans ce livre donne froid dans le dos, parce qu’on y comprend ce que sont le viol de l’âme et le vol de l’innocence, qui suivent l’agression sexuelle. Elle y défait la mécanique du prédateur auquel elle n’avait aucune chance d’échapper dans un milieu complaisant envers lui.

Elle n’a que 13 ans quand elle rencontre l’homme de presque 50 ans. Elle vient d’un foyer brisé (père absent et violent, mère qui ne la protégera pas), et est terriblement seule et naïve devant celui qui profitera de son besoin d’être aimée. Personne dans son entourage n’empêchera cette relation.

Il est un écrivain célébré, il lui écrit des lettres passionnées, cela flatte son ego de jeune fille qui se réfugie dans les livres, elle finit par lui répondre, sans savoir que ses propres lettres serviront pratiquement de preuves à l’écrivain que l’amour était réciproque et consentant, et qu’il reproduira sans vergogne dans ses propres livres.

Il ose encore les brandir maintenant, puisqu’il n’a jamais cessé de la harceler, dans une réponse publiée au magazine L’Express après la sortie du livre de Vanessa Springora, prouvant ainsi qu’il n’en a rien à cirer des sentiments de la « prunelle de ses yeux » et qu’il compte toujours exercer son emprise. La victime, c’est lui, bien sûr.

Elle l’affuble des noms « ogre » et « vampire » – c’est précisément ce qu’il est, alors qu’il se voit en excellent initiateur de vierges chanceuses de tomber sur lui plutôt qu’un autre.

C’est avec sidération qu’on apprend que l’adolescente, dont le corps se refusait à lui, dans une sorte de terreur instinctive, a reçu à 14 ans une intervention gynécologique alors qu’elle était hospitalisée pour autre chose, consistant à inciser son hymen, par un médecin qui pensait l’aider. En l’attendant, « l’ogre » avait proposé la sodomie.

C’est toute la vie d’une jeune fille qui est détournée, pas seulement sur le plan sexuel. Elle s’éloigne des gens de son âge, s’absente sans arrêt de l’école, passe à côté de sa prime jeunesse parce qu’elle passe son temps à l’hôtel avec lui, qui est le centre de son univers et qui la convainc que ce qu’ils vivent est un amour célébré depuis l’Antiquité, exemples poétiques à l’appui. Parce que Matzneff s’est toujours servi de la littérature et de son érudition comme arme et alibi. 

La particularité chez lui, c’est d’être écrivain, et donc de redoubler son entreprise de prédation par une exploitation littéraire, de cette séduction et cette dépossession des jeunes filles et des jeunes garçons. C’est ça qui le caractérise et qui fait sa singularité. Utiliser la littérature pour pouvoir continuer à assouvir ses pulsions qui sont malheureusement pathologiques.

L’autrice Vanessa Springora, au micro de Radio France

Tout aussi terrible que l’abus sexuel, il y a l’abus littéraire sur lequel on doit se pencher. Lorsque la jeune fille découvre dans ses journaux publiés qu’il lui interdisait de lire qu’elle n’est qu’une parmi d’autres, choisie non pour ce qu’elle est, mais pour son âge, son tourisme sexuel en Asie pour violer des garçons, elle s’effondre. Le sentiment de trahison est immense, et le dégoût de soi se développe. 

« En devenant une des héroïnes des romans de G., de ses carnets noirs, deviendrai-je moi aussi le support de pratiques masturbatoires pour lecteurs pédophiles ? se demande-t-elle. Si G. est bien le pervers qu’on m’a tant de fois dépeint, le salaud absolu qui, pour le prix d’un billet d’avion vers les Philippines, s’offre une orgie de corps de petits garçons de onze ans, en justifiant ses actes par le simple achat d’un cartable, alors cela fait-il de moi aussi un monstre ? »

Et il continuera de la blesser en l’utilisant comme objet littéraire. Chaque sortie de livre est un traumatisme renouvelé, elle devra passer par la psychanalyse pour s’en sortir. Jusqu’à ce qui déclenchera sa riposte : le prix Renaudot de l’essai remis en 2013 à Matzneff, que ses fans du milieu voulaient aider, alors que ses bouquins ne se vendaient presque plus. Frédéric Beigbeder, qui faisait partie du jury, reconnaît aujourd’hui que c’était « maladroit »…

Vanessa Springora ne pouvait répondre que par un livre. Il fallait un livre, SON livre.

Le consentement, de Vanessa Springora, Grasset, 210 pages. En librairie au Québec le 5 février.

La littérature et le mal

PHOTO YVES LÉGARÉ, TIRÉE DU COMPTE FACEBOOK D’YVAN GODBOUT

Yvan Godbout, auteur du roman Hansel et Gretel

Pendant qu’un auteur comme Yvan Godbout risque jusqu’à 14 ans de prison pour avoir décrit des agressions sexuelles d’enfants dans un roman d’horreur qui les dénonce, un homme comme Gabriel Matzneff a pu pendant des décennies coucher avec des mineurs dans la vraie vie sans être inquiété sous prétexte qu’il était un grand écrivain publié chez Gallimard.

On a les scandales littéraires que l’on mérite, je suppose.

D’un côté, Yvan Godbout, auteur de Hansel et Gretel dans la populaire collection des Contes interdits, se voit coller un procès à la suite d’une plainte d’une lectrice formulée directement à la police, qui a trouvé des passages douteux dans un roman de pure fiction.

De l’autre côté, Gabriel Matzneff n’a jamais caché que l’autobiographie était son matériau premier et s’est même vanté de ses « conquêtes » dans ses livres et sur les plateaux de télé.

Le seul crime de Godbout est d’avoir voulu naïvement décrire en détail ce qu’il considère de toute évidence comme la pire des horreurs : le viol d’enfants. Matzneff, lui, avec beaucoup plus de style, a décrit son plaisir de les baiser.

Ce qu’il y a d’immensément triste dans ce qui accable Godbout en ce moment est qu’il ne s’est jamais présenté comme un écrivain maudit voulant choquer le bourgeois et la morale – au contraire, il n’y a aucune ambiguïté sur ce qui est considéré comme le mal dans son roman. Alors que Matzneff s’est toujours rangé lui-même du côté des écrivains maudits qui sont au-dessus de la morale, par-delà le bien et le mal, du seul fait qu’ils sont écrivains.

Dans la France actuelle des gilets jaunes, le scandale très tardif au sujet de Matzneff ajoute au parfum de fin de régime. Car, au fond, son cas est connu depuis longtemps : c’est un pédophile assumé. Mais il devient le cheval de Troie d’une élite qu’on veut dégommer.

C’est ce procès-là qui est en train de se faire, bien plus que celui de Matzneff, qui a su profiter des faiblesses d’un milieu intellectuel terrorisé à l’idée d’être ringard, censeur et coincé, et qui a régné sur les goûts et les mœurs pendant longtemps. On n’a pas à s’étonner que Houellebecq, l’anti-soixante-huitard par excellence, soit aujourd’hui l’écrivain français le plus célébré.

Je n’ai jamais été friande des écrivains mâles qui se vantent de leurs exploits sexuels dans leurs romans et journaux, c’est la plupart du temps d’un ennui mortel. Je n’ai lu qu’un livre de Gabriel Matzneff, Maîtres et complices, paru en 1994. Ce sont des portraits d’écrivains célèbres comme Baudelaire, Byron, Wilde ou Dostoïevski (tous hommes qui ont le mérite d’avoir les mêmes penchants que lui, souligne-t-il). 

Même hors de l’autobiographie, il ne peut s’empêcher de faire la propagande de sa déviance. C’est un militant, et ce ne sont pas que les mineurs qu’il aime détourner : c’est la littérature elle-même qu’il soumet à sa perversité, c’est ainsi qu’il a charmé les lettrés et les « moins de seize ans ».

Il ne peut s’en empêcher : « De nos jours, le philopède est un monstre, un paria ; mais au XVIIIe siècle, et dans les siècles précédents (songeons à Marie de Hautefort !), tout le monde était philopède, et désirer les moins de seize ans n’était pas une maladie honteuse, mais la norme. »

Et rebelote : « Jadis, on expliquait aux filles et aux garçons que la masturbation rendait fous ; à présent, on leur apprend à se méfier des vilains messieurs et à les dénoncer à la police. » Et ici, une ode aux « libérateurs » : « Grâce à Vénus – Venus Victris ! – écoliers et lycéennes ne sont pas dupes du sempiternel “ c’est pour ton bien ” que leur susurre leur famille garde-chiourme, et les mères rendent service au libertin en mettant leurs enfants en garde contre lui : elles ne font qu’accroître l’attirance qu’il exerce sur les jeunes personnes : elles magnifient son pouvoir d’ensorcellement. »

C’est bien ce qui m’inquiète, si on décide de brûler les livres de Matzneff.

Quand Bernard Pivot parle d’une autre époque, celle qui mettait la littérature au-dessus de la morale, il ne fait que dire la vérité, mais la vérité de son milieu seulement, ce qui choque la jeune génération qui découvre cette mentalité (il s’est excusé ensuite). 

C’est cette vision aristocratique de la littérature qui est citée à procès en ce moment, et Matzneff s’en est allègrement servi pour la promotion de ses penchants et pour faire des littéraires ses complices. Peut-être même que le canon littéraire dominé par les hommes lui donne raison.

Ce n’est pas tant Matzneff que ses défenseurs veulent protéger que cette idée de l’écrivain et de la littérature, de même que leur propre position, puisqu’ils l’ont tenue pendant toutes ces années et qu’il est trop tard pour la renier. Pivot, Beigbeder, des journaux comme Libération qui ont publié des pétitions pro-pédophiles, ça s’excuse et ça patine solide en France ces jours-ci.

Ce qui se passe dans les médias français est d’ailleurs fascinant depuis que l’affaire a éclaté. La presse de droite, qui n’arrête pas de traiter la gauche de bien-pensante portée à la censure aujourd’hui, en profite pour confirmer les dérives passées de l’adversaire progressiste, et d’ajouter dans le panier les revendications actuelles de minorités sexuelles, et ça remonte jusqu’à la différence d’âge entre Emmanuel Macron et son épouse, Brigitte. Pourtant, un magazine comme Le Point héberge encore Matzneff comme chroniqueur. C’en est étourdissant.

Le plus intéressant est que Matzneff a connu la célébrité dans les hauts lieux en pratiquant un genre qui fait florès aujourd’hui : l’autofiction, le journal intime, la confession. Il écrit lui-même dans Maîtres et complices : « Au demeurant, si Nicole a raison, si la littérature égotiste et d’aveux (mémoires, journaux intimes, poèmes d’amour, romans autobiographiques, etc.) constitue une erreur narcissique, un péché grave, et mérite l’enfer, à la trappe saint Augustin, à la trappe Rousseau, à la trappe Chateaubriand, à la trappe Stendhal, Vigny, Baudelaire, Gide, Montherlant, Cioran… Dans les chaudrons du diable, nous mijoterons, mon maître gascon et moi, en bonne compagnie. »

Mais Matzneff a été reçu avec déférence et complaisance par le boys club lettré de son époque, au contraire des autrices d’autofiction, à qui l’on n’a souvent pas fait de quartier. L’ironie est qu’il soit aujourd’hui épinglé par l’une de ses proies qu’il n’a pas seulement couchées sur papier. 

La seule chose à craindre de tout cela est, je crois, qu’on lui donne une sortie de piste qui le rangerait auprès de ses « maîtres et complices », et que s’accomplisse l’aura de l’écrivain maudit à laquelle il tient tant. D’ailleurs, Vanessa Springora, qui est directrice des Éditions Julliard, n’appelle pas à brûler ses livres, et j’ai trouvé ça intéressant. Ce serait les transformer en objets interdits, donc de désir selon Matzneff. Il faudrait plutôt les ranger dans le rayon de la psychiatrie, juste pour l’emmerder.