Dans La voyageuse de nuit, l’auteure et animatrice Laure Adler enquête sur la vieillesse. Puisant dans la littérature, le cinéma et le théâtre, elle est également allée dans les maisons de retraite, à la rencontre des personnes âgées. Son livre est un vibrant plaidoyer en faveur de l’expérience et du vivre-ensemble. Nous lui avons parlé.

Laure Adler prend notre appel à 21 h, heure de Paris, alors qu’elle sort à peine du studio où elle animait en direct son émission L’heure bleue, diffusée tous les soirs de semaine sur France Inter. À 70 ans, cette femme curieuse et allumée n’a absolument rien à voir avec l’image qu’on se fait de la vieillesse. Ça tombe bien, car elle veut justement la briser, cette image. Et redonner de la dignité à une période de la vie qui, selon elle, mérite tout notre respect et notre attention.

C’est animée de cette intention qu’elle s’est lancée corps et âme dans ce nouveau projet d’écriture. En plus de puiser dans les arts, Laure Adler s’est entretenue avec des spécialistes (sociologues, gériatres, etc.). Elle est également allée sur le terrain, à la rencontre des personnes âgées et de leurs soignants, une portion « reportage » qui donne de la matière au livre.

Mon entourage me disait : “Mais ma pauvre, pourquoi t’as choisi un sujet aussi horrible, aussi dégueulasse et morbide !’’ Je ne comprenais pas du tout ce que les gens me disaient, j’étais au septième ciel !

Laure Adler, auteure de La voyageuse de nuit

Une question de vivre-ensemble

Deux raisons ont poussé Laure Adler à prendre ce sujet à bras le corps. « J’ai relu le livre de Simone de Beauvoir, La vieillesse, qui m’a beaucoup émue, voire bouleversée, confie-t-elle. Je me suis dit qu’elle avait raison dans sa conclusion quand elle écrivait que mal se comporter avec les plus âgés, c’est reconnaître qu’il y a un problème à l’intérieur du vivre-ensemble. Cinquante ans après la publication de cet ouvrage, je pense que les choses ont empiré. »

Des motifs plus personnels ont également motivé l’écrivaine à s’immerger dans ce sujet. « J’atteignais un certain âge et mes parents atteignaient un âge encore plus grand, explique-t-elle. Ils étaient confrontés à une décision : continuer à vivre chez eux ou partir en EHPAD [maisons de retraite]. Tout ça m’est donc arrivé en pleine figure : d’abord intellectuellement, puis personnellement et psychologiquement. L’intime, le familial et le féminisme se sont entremêlés et j’ai essayé de comprendre quelque chose avec cette enquête. Je savais que c’était un sujet important, Simone de Beauvoir m’avait communiqué cette force. »

Comme elle est avant tout une femme de lettres, c’est d’abord par la littérature que Laure Adler aborde la question du vieillissement. Son livre – qui donne vraiment envie de lire – est ponctué de citations et de réflexions à partir de lectures qui l’ont particulièrement marquée. La voyageuse de nuit (un titre emprunté à Chateaubriand) est un ouvrage qu’on souhaite garder tout près, sur sa table de chevet, pour y plonger de temps à autre.

Laure Adler aurait pu se contenter d’en faire un livre très intellectuel, mais elle a voulu l’incarner en allant sur le terrain, à la rencontre des personnes âgées et de celles et ceux qui les soignent.

Quand j’écris sur quelqu’un, j’ai toujours besoin de comprendre les lieux des personnes sur lesquelles j’essaie d’écrire. Je dois aller à la rencontre des gens, mais aussi des paysages physiques et mentaux.

Laure Adler

L’écrivaine, qui a consacré quatre ans de sa vie à ce projet, dit avoir fait des rencontres d’une grande intensité. « J’ai trouvé énormément de bonheur et de joie à rencontrer toutes ces personnes, ces infirmières et ces aide-soignantes remarquables. À la fin, j’avais trop d’éléments, trop de carnets de notes. J’ai finalement écrit une sorte de journal intime par fragments pour essayer de m’apaiser moi-même. »

Les vieux invisibles

Ce qu’a observé Laure Adler ne surprendra personne. On traite les vieux comme de la marchandise périmée. Une situation propre aux sociétés occidentales, car ailleurs – pensons au Japon ou à certains pays d’Afrique – les personnes âgées ont droit à la considération qui leur revient. « Sans doute à cause des excès du capitalisme, les vieux sont considérés comme superfétatoires, des bouches inutiles qui ne rapportent plus rien, affirme l’auteure. On a fait table rase des vieux, on a essayé de les invisibiliser ! »

Bien sûr, c’est encore plus difficile pour les femmes. On critique leur image, on les dévalorise, on les cache. Mais ce livre va bien au-delà de la démonstration du sexisme systémique à l’endroit des femmes, sexisme amplifié à mesure qu’elles prennent de l’âge. C’est un livre qui embrasse plus large et qui appelle à un véritable combat politique, selon son auteure.

« C’est un combat que les autorités gouvernementales ne veulent pas voir en face, lance-t-elle. En France, nous sommes entre 12 et 15 millions de personnes de 65 ans et plus. Nous serons davantage dans 10 ans, dans 20 ans. Nous sommes des actifs dans la société, mais nous ne sommes pas considérés, car nous vivons sous l’impératif du jeunisme. Dans une société capitaliste, la jeunesse est la seule valeur essentielle, car elle est productive, elle peut travailler beaucoup. Aujourd’hui, on est pré-senior à 45 ans, à 60 ans, on est hors service, et à 70, on est pré-gaga ! Or, c’est nous qui composons le gros des troupes dans l’associatif, le bénévolat, la transmission… On aimerait être reconnus. »

Dans une société où les progrès nous permettent de vivre de plus en plus vieux, les individus sont périmés de plus en plus jeunes, une ironie cruelle que souligne Laure Adler dans son livre. « J’aimerais qu’on place les personnes âgées au centre de notre société, insiste-t-elle. Ça permettrait que toutes les générations, y compris les plus jeunes, vivent dans un climat de bienveillance et de reconnaissance de la fragilité. »

En France comme chez nous, la COVID-19 a exacerbé les inégalités entre jeunes et moins jeunes. Laure Adler raconte que le jour de son 70e anniversaire, le président Macron demandait aux Français de 70 ans et plus de s’isoler et de ne plus sortir. « Je crois qu’Emmanuel Macron a voulu me faire un coucou le jour de mon anniversaire, dit-elle mi-rieuse, mi-fâchée. Mais j’ai trouvé ça incroyable ! Il y a beaucoup de personnes âgées en bonne santé. On aurait pu imaginer qu’on nous laisse prendre nos responsabilités comme des personnes à part entière. On a plutôt eu droit à de la discrimination et à de l’âgisme ! »

Laure Adler conclut sa réflexion en insistant pour dire que son livre n’est pas terminé, qu’il va continuer à s’écrire… Comment cette femme si vive entrevoit-elle les prochaines années ? « Il va bien falloir que je prenne ma retraite, répond-elle en riant. Il vaut mieux partir quand tout va bien, avant qu’on vous montre la porte. »

Cela dit, sa liste de projets à venir est inspirante : apprendre le chinois, reprendre ses cours de boxe, lire l’Ancien Testament, suivre des cours de piano, traduire Virginia Woolf… « Et puis, je travaille au sein d’associations et je suis aussi grand-mère, alors ça m’occupe ! »

Longue vie à vous, Laure Adler…

IMAGE FOURNIE PAR L’ÉDITEUR

La voyageuse de nuit, de Laure Adler

La voyageuse de nuit, de Laure Adler, Grasset, 224 pages