Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. L’une des bonnes choses de la pandémie est qu’on ne m’organisera pas de « surprise-party ». D’un autre côté, il n’y aura pas ce court message surprenant que je recevais tous les ans, soit les vœux de l’écrivain Christian Mistral.

J’ai appris lundi que Christian Mistral a été retrouvé sans vie dans son petit appartement de la rue Rachel la semaine dernière. Il avait 56 ans, et était très malade depuis plusieurs années, incapable d’écrire, accablé par le diabète et des années d’abus, absent des écrans radars et des médias. Celle qui l’aimait et qui l’a soutenu ces derniers temps, avec les rares amis qui lui restaient, m’a raconté, entre les larmes et le rire, que les médecins l’avaient condamné plus d’une fois, mais que son corps « défiait la raison ».

PHOTO RÉMI LEMÉE, ARCHIVES LA PRESSE

Christian Mistral

Il avait tellement brûlé la chandelle par les deux bouts que c’est le genre de nouvelle à laquelle je m’attendais depuis longtemps. Mais je savais qu’il était toujours en vie lorsqu’il m’écrivait une fois par année simplement pour me dire « joyeux anniversaire ». C’est à peu près tout ce que je pouvais donner comme information aux gens du milieu littéraire qui me demandaient de temps à autre ce qu’il devenait, puisqu’il n’écrivait plus.

On va peut-être me faire ma fête d’oser souligner son départ, parce que Mistral a été accusé plusieurs fois de violence envers les femmes au début des années 1990, et avait été condamné à la prison pour ça.

Mais je pense qu’il y a quelque chose à raconter du personnage et d’une certaine idée de la littérature qu’il emporte avec lui, et qui l’a peut-être emporté lui-même.

Christian Mistral est le premier écrivain québécois vivant que j’ai lu, quand j’étais une adolescente qui ne lisait que les classiques d’écrivains morts. Pourquoi ? Rien de bien noble. Parce qu’il avait complètement embarqué dans l’image médiatique de l’écrivain plus ou moins maudit, chapeau et clope au bec, ce qui ne pouvait que séduire les jeunes littéraires romantiques dont je faisais partie. Il voulait passionnément jouer le jeu et ne vivre que pour sa plume (et non de sa plume, parce qu’il fallait être con pour y croire, selon lui).

Sa vision de la vocation était plutôt cliché — aujourd’hui, elle ne tient plus beaucoup la route bien qu’elle persiste encore — et peu d’auteurs osaient encore l’afficher ainsi.

Dans le petit essai Origines paru en 2003 aux Éditions Trois-Pistoles, il raconte qu’il hésitait entre une carrière d’avocat ou d’écrivain quand il était cet ado « surdoué et prometteur ». « Il n’y a pas d’avocats incompris dont l’échec s’explique par l’inadéquation entre leur génie et une société barbare, écrit-il. Alors qu’un écrivain peut toujours s’en sortir avec cet argument-là, voire se faire aimer d’une femme et se faire payer des verres jusqu’à un âge avancé, et il n’est même pas exclu que le monde le rattrape après sa mort et le consacre, ce qui fait qu’il peut partir tranquille, ou en tout cas avec l’espoir, ce que ne peut un avocat, ni un soldat, ni personne d’autre qui ne soit un apôtre ! Voilà ce qui m’a décidé et, le soir même, j’ai dormi comme un bébé qui fait ses nuits, j’ai dormi comme un bébé qui dort bien, et au matin j’étais heureux. Je n’ai jamais changé d’idée, quand bien même j’aurais dû, quand bien même je devrais maintenant que je n’aime plus écrire, sauf que j’ai trente-huit ans et que je ne sais rien faire d’autre, parce que je n’ai jamais changé d’idée, en souvenir sûr de cet incommensurable bien-être qui m’est entré dans le corps ce soir-là, et qui n’était ni baroque ni brûlant, juste tiède et pur et franc. »

Admirateur de Henry Miller, il estimait qu’on était écrivain avant d’avoir écrit une seule ligne. Fasciné par Émile Nelligan, qui lui a inspiré son dernier roman en 2007, Léon, Coco et Mulligan, reçu avec indifférence, Mistral n’a pas sombré dans l’abîme du rêve, mais je pense parfois que le rêve d’être écrivain tel qu’il le concevait a pu le faire sombrer dans des travers qu’il voyait comme nécessaires pour écrire.

Vautour

Né en 1964 et ayant porté le nom de famille Roy de son beau-père, il s’était donné très jeune le pseudonyme de Mistral pour se lancer à corps perdu dans ce destin de fantasme. Dans les années 1980, Louis Hamelin et lui étaient de jeunes auteurs qu’on s’arrachait et qui perçaient au travers des écrivains établis ayant émergé des décennies 1960-1970, considérées comme un âge d’or. Ils avaient autre chose à dire après l’échec du rêve nationaliste, entre autres qu’ils survivaient avec fougue dans les décombres de ce rêve, dans un amour fou pour le Montréal de ce temps-là. Je lui avais raconté que j’avais le choix entre le Hamelin ou le Mistral alors que, sans le sou, je ne pouvais m’acheter qu’un livre. J’avais choisi le Mistral, même si je le trouvais moins beau, parce qu’il portait un chapeau, ce qui l’avait fait hurler de rire.

Car il portait ce chapeau lorsqu’il était invité dans les écoles pour parler du roman Vautour que des générations d’élèves et de cégépiens ont lu dans leurs cours. Vautour, deuxième titre de son cycle Vortex Violet, que d’aucuns considèrent comme son meilleur roman (lui-même disait qu’il ne ferait peut-être jamais mieux que celui-là), racontait avec tendresse la mort qui fauche un jeune homme ordinaire en plein vol, à 27 ans. Une sorte de menace qui semblait planer sur toute la jeunesse de ces années 1980 pas si le fun que ça, décrite dans son premier roman, Vamp.

C’est Mistral qui m’a fait découvrir le club des 27, ces artistes célèbres comme Janis Joplin, Jimi Hendrix et Jim Morrison qui ont passé l’arme à gauche à 27 ans, et auxquels il ajoutait systématiquement le joueur de hockey John Kordic. Il m’avait confié en entrevue avoir eu très peur de les rejoindre jusqu’à cet âge fatidique. Non parce qu’il était suicidaire, mais parce qu’il aimait trop vivre.

J’ai rencontré Mistral au début des années 2000, quand je faisais mes premiers pas tremblotants comme journaliste pigiste. Il était alors en quête de rédemption après avoir lui-même détruit sa carrière avec ses frasques, prélude à la destruction de sa santé. Mistral avait été un écrivain en vue, comme on dit, qui frayait avec la chanson, parolier pour Luce Dufault, Dan Bigras ou Isabelle Boulay. Il n’en demeure pas moins qu’il continuait de fasciner les jeunes aspirants écrivains à cette époque, et il en a autant encouragé qu’il en a terrorisé dans ses soirs de scotch. L’un des premiers à avoir pris tout de suite le virage web, avec son blogue, dont il a fait un livre, Vacuum, quatrième du cycle Vortex Violet.

Si je retiens une seule leçon d’écriture de Mistral, c’est son souhait sincère qu’il faudrait pouvoir tout dire. Il m’en voudrait de me retenir et il faut dire la quantité de jeunes qui lui couraient après au début des années 2000, malgré sa réputation, et qu’il recevait avec tellement de joie ou de brutalité selon son humeur. Il ne sera pas célébré comme d’autres, parce que toute personne l’ayant connu a une bonne et/ou une mauvaise histoire à raconter. Même moi, lorsque la seule fois où je suis allée chez lui avec mon chum, nous en sommes ressortis en courant, ayant réveillé la bête sans savoir pourquoi, mais mon chum rit encore du fait que Mistral avait soigneusement mis sa dernière bière dans un sac avant qu’on parte. C’est quand même là que j’ai coupé les ponts, et ça date.

On en entendra des vertes et des pas mûres. Mais je me souviendrai toujours de la fois qu’il est arrivé chez moi, complètement paniqué par son passage à Tout le monde en parle, alors que je le connaissais à peine, mais que j’habitais tout près. Il a regardé son entrevue sur mon divan, en me triturant nerveusement le mollet comme une boule anti-stress pendant 20 minutes, et était reparti chez lui apaisé, sans rien demander d’autre. Je pense, et en fait je sais, que c’est la raison pour laquelle il m’écrivait une fois par année pour me dire bonne fête. Juste pour avoir été là. Et si j’ai écrit cette chronique, c’est surtout pour les personnes qui sont restées auprès de lui jusqu’à la fin, quand tout le monde était parti.