La première fois, il ne savait pas lire. C’était il y a 12 ou 13 ans. Je le regardais se perdre dans le dédale du Salon du livre avec le même enthousiasme que dans les rayons du magasin de jouets du quartier. « Regarde papa, c’est Frisson l’écureuil ! »

Nous avons fait le plein de bouquins pour la lecture du soir, juste après le bain. Je me souviens avec nostalgie de leurs cheveux humides fleurant le shampoing aux agrumes et des effluves de lessive de leurs pyjamas chauds, tout juste sortis de la sécheuse. Chaque fois que j’arrivais à la fin du récit, leurs yeux écarquillés s’émerveillaient de constater que Frisson savait voler. (Alors qu’ils auraient pu réciter chaque mot de chaque page par cœur.) « Encore, papa ! Raconte-nous l’histoire ! »

Nous sommes retournés au Salon du livre les années suivantes. Je renouais avec cette foire que j’avais fréquentée plus jeune, comme lecteur, mais aussi comme journaliste au Devoir et à La Presse. Ce rendez-vous était devenu trop grand, trop encombré pour que j’y trouve mon compte. Mais les voir, lui et son frère, sillonner l’énorme labyrinthe de la Place Bonaventure à la recherche de livres et d’auteurs qu’ils aiment m’avait réconcilié avec ce rendez-vous annuel.

Il aimait « lire ». C’est-à-dire tenir un livre dans ses mains, jouer avec l’alphabet, découvrir que cette lettre-ci, placée devant celle-là, donne le son « ME » ou « PA ». Je l’observais avec fascination décrypter, d’abord en se tordant la bouche, puis avec de plus en plus d’aisance, toutes ces syllabes faites de consonnes et de voyelles. Des symboles qui n’étaient encore pour lui que les morceaux d’un vaste casse-tête. Les clés d’un coffre aux trésors de 26 lettres qui, selon leur disposition, peuvent tout décrire, tout exprimer, mais dont il n’arrivait pas encore à déchiffrer le sens.

Il y a 10 ans, du jour au lendemain, le casse-tête a pris forme. Les morceaux se sont imbriqués pour former des mots qui sont devenus des phrases qui ont fini par raconter une histoire. Il voyait la lumière dans un monde opaque où il avait jusque-là été privé de lampe de poche.

Je n’ai pas compris qu’une page se tournait. Que ces moments de douceur alanguie où ils se blottissaient contre moi sur le lit, son petit frère et lui, allaient bientôt n’être qu’un souvenir vague. La peau de satin de leurs joues contre mes bras. Nos yeux rivés sur Nakakoué ou Yacouba. Le bonheur simple de ce rituel du soir dont je suis aujourd’hui si nostalgique.

J’étais bénévole à la bibliothèque de son école. J’aimais l’observer de loin, sans qu’il s’en aperçoive, s’habituer lentement, de sa voix hachurée et hésitante, aux rigueurs de la ponctuation. Buter sur un mot, prendre une pause entre deux paragraphes, pour reprendre son souffle et le fil de l’histoire. Prendre conscience du potentiel des mots. Découvrir un univers jusqu’alors inaccessible. Assimiler peu à peu, par le miracle de la lecture, les mystères d’une langue.

Ses livres, rangés par ordre de grandeur dans la bibliothèque de sa chambre, étaient devenus des objets encore plus précieux. Pendant les vacances, il avait aménagé un coin lecture dans le jardin. Ses yeux s’illuminaient lorsqu’il recevait par la poste un nouveau J’aime lire, titre d’une collection qu’il portait comme un étendard. Lorsque son professeur cherchait un élève pour faire la lecture à la classe de maternelle de son frère, il était le premier à lever la main.

C’est une histoire que j’ai déjà racontée. L’année suivante, lorsque son frère, ayant à son tour appris à lire, s’est rendu au Salon du livre avec sa classe, j’avais glissé dans ses poches un billet de 20 $ pour qu’il puisse s’acheter un livre. Il savait lire et il savait compter. Il avait juste assez de sous, croyait-il, pour deux livres illustrés. Onze dollars pour le premier, neuf pour le second : ses calculs semblaient exacts. Sauf qu’il avait oublié... la taxe.

En voyant le montant sur la caisse enregistreuse, il a maugréé comme Donald Trump devant des résultats électoraux. Il ne comprenait pas de quel droit cette « taxe », nouveau terme auquel l’initiait la caissière, l’empêcherait de repartir avec ses deux livres. Son ami Jacob, astucieux et pragmatique, n’a fait ni une ni deux : « T’as juste à pas prendre la taxe ! », lui a-t-il conseillé, du haut de ses 7 ans. Sa logique implacable n’a pas convaincu la caissière. C’est la mère de Jacob, leur accompagnatrice, qui a fini par régler la note.

Le Salon du livre était à l’époque pour eux un évènement incontournable. Ils ont aujourd’hui 14 et 17 ans et ils ne lisent presque plus de leur propre chef. Ils lisent « utile », pour l’école. Des romans dont ils ne semblent pas s’enticher comme les histoires autrefois. L’attrait n’est plus le même. Le miracle de la lecture s’est dissipé, comme c’est souvent le cas à l’adolescence.

Ils continuent en revanche de nous accompagner, leur mère et moi, au Salon du livre – sans doute pour nous faire plaisir –, lorsque nous y sommes invités à titre d’auteurs. « Ce sont les Fistons dont vous parlez le dimanche ? », m’ont demandé des lecteurs à quelques reprises. Parfois, c’était pendant qu’ils faisaient la file pour une dédicace... d’un autre auteur.

Comme plusieurs autres, j’ai connu la brusque leçon d’humilité qu’est le fait de participer à une séance de dédicaces au Salon du livre tout en étant voisin de stand de Ricardo Larrivée. Signer un livre à la demi-heure, alors que Ricardo en signe un à la minute, replace un ego en un rien de temps. Surtout lorsque la file de ses admirateurs serpente jusqu’à son propre kiosque et que les gens vous confondent pour son assistant. « Vous pensez que ce sera long ? » Je ne sais pas, madame...

Au Salon du livre, il y a parfois des curieux qui jettent un regard oblique sur mes essais. Un coup d’œil sur mon livre, un coup d’œil sur mon visage, puis s’en vont. « Vous me dites quelque chose, vous ! », disent les plus loquaces, avant de poursuivre leur chemin. Ma recette de speed dating littéraire est à peaufiner. Les Fistons trouvent ça comique, avec raison. Ils en profitent pour bouquiner. Ils repartent toujours avec deux ou trois achats.

Cette année, en raison du salon virtuel, ce sera plus difficile. Je ne perds pas espoir qu’ils se remettent à lire plus assidûment. Ils vivent depuis toujours entourés de livres. La magie de la lecture, cette lueur vive que j’ai vue apparaître dans leurs yeux d’enfants, ne s’éteindra jamais.