Du lecteur, on a l’image un peu cliché du confiné le moins malheureux, depuis le début de la pandémie. Certes, la lecture est une activité solitaire que l’absence de contacts sociaux peut même encourager, au contraire des arts de la scène, mais la vie littéraire peut-elle vraiment se passer du « présentiel » ?

Ce nouveau mot à la mode qui sépare ce que l’on fait en personne de ce que l’on fait virtuellement ne pourra pas vraiment être utilisé pour le prochain Salon du livre de Montréal (SLM), qui s’ouvre cette semaine, puisque la plupart des activités se dérouleront en ligne.

Ce devait être l’année de la grande migration du SLM au Palais des congrès, après avoir logé des décennies durant à la Place Bonaventure. J’étais très curieuse de voir ça, après avoir systématiquement attrapé ou transmis la grippe chaque année au salon, dans le bunker sans fenêtres de la Place Bonaventure. Bon an, mal an, je coulais du nez dans les allées, entourée de charmants petits morveux qui débarquaient en autobus pour les matinées scolaires. Je ne pensais jamais écrire cela en ressentant une petite bouffée de nostalgie. Mais le coronavirus m’a domptée : ce sera « jamais sans mon Purell » pour tous mes prochains salons.

PHOTO MARTIN BUREAU, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

« Je n’ai jamais autant ri lors d’un reportage, car le Goncourt remis au restaurant Drouant est un vrai bordel. Journalistes et photographes se bousculent au pied d’un escalier, entourés de touristes qui mangent, en attendant que le jury, installé au deuxième étage, vienne annoncer le gagnant », écrit notre chroniqueuse. Ici, l’auteure de Chanson douce, Leïla Slimani, lauréate de 2016.

Le SLM est toujours un succès, qui attire à chaque édition environ 100 000 visiteurs. Son directeur général, Olivier Gougeon, est plutôt courageux de le tenir virtuellement malgré tout, quand on sait que la plupart des évènements du genre ont été annulés en 2020.

En tout cas, sur papier, on sent que de grands efforts ont été déployés pour que ce ne soit pas qu’une succession de conférences Zoom. Mais c’est bien parce que les lecteurs n’y seront pas physiquement que quelques maisons d’édition ont préféré ne pas y participer cette année. Ne pas voir les gens faire la file pour faire signer Michel Tremblay, le plus fidèle au poste des écrivains, est trop bizarre.

En France, où l’on reconfine avec une explosion des cas, cette foutue pandémie a bousculé la saison des grands prix littéraires. On a très mal reçu au pays de la littérature la fermeture des librairies et encore plus le fait qu’elles soient considérées comme « non essentielles », quand la Belgique, qui est dans le même pétrin, a fait le contraire.

Antoine Gallimard y est allé d’un plaidoyer pour la librairie de quartier. « Rien ne remplacera le contact physique avec une librairie et avec un livre », a-t-il dit à France Culture.

> Écoutez le plaidoyer d’Antoine Gallimard

Une fronde est née. À part le Femina et le Médicis, qui ont dévoilé leurs lauréats la semaine dernière, pour la grande majorité des prix littéraires, on a choisi de reporter les annonces, en soutien aux librairies. Dont le plus célèbre d’entre eux, le prix Goncourt. C’est une première.

En 2015, j’ai couvert à Paris la remise du prix Goncourt. C’était un rêve d’adolescence, et je n’ai jamais autant ri lors d’un reportage, car le Goncourt remis au restaurant Drouant est un vrai bordel. Journalistes et photographes se bousculent au pied d’un escalier, entourés de touristes qui mangent, en attendant que le jury, installé au deuxième étage, vienne annoncer le gagnant.

PHOTO THOMAS SAMSON, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

L’auteur français Mathias Énard répond aux questions des journalistes au Drouant après avoir remporté le prix Goncourt, en 2015, pour Boussole.

Il fait chaud, ça crie, ça râle, ça joue du coude, rien qui convient aux mesures sanitaires. Cette année-là, on couronnait Boussole, de Mathias Énard, qui est arrivé tout sourire au Drouant, assailli par les médias. Il n’y a qu’en France qu’on voit une telle folie pour un prix littéraire.

C’est peut-être aussi ce « présentiel » médiatique qui explique le report des prix, explique Michel Lacroix, professeur de littérature à l’UQAM. « Le système des prix est indissociable d’une économie médiatique, associée dans plusieurs des cas à certains archaïsmes hérités de la sociabilité littéraire typique de la Troisième République. Tant et si bien que la remise des prix est associée à un “dîner” des jurés des prix, rituel désormais impossible (premier problème, mais mineur), et mène généralement à un très important “attroupement” médiatique. Ici, le problème est majeur : se couper de cela, désormais impossible du fait du confinement et du couvre-feu, c’est nuire grandement aux retombées médiatiques potentielles des prix. Donc, ultimement, c’est aussi pour maintenir leur “capital médiatique” que les prix reportent […] leurs annonces. »

Est-ce que ce report réduira leur impact ? « Au contraire, peut-être que les gens vont être contents d’avoir quelque chose de l’ordre de l’évènement », me dit Jean-François Chassay, aussi professeur de littérature à l’UQAM. « De toute façon, tout est décalé en ce moment. Symboliquement, c’est bien d’être solidaires des libraires, mais c’est aussi pour des raisons économiques. S’il n’y a pas de librairies pour vendre les livres gagnants des prix, c’est un peu embêtant. »

Ce qu’il comprend moins est leur fermeture, ce que le Québec a fait dans la première vague, et Jean-François Chassay trouvait alors aberrant qu’en revanche, les Canadian Tire, bien plus remplis, soient ouverts.

Mais cet appui est important, selon Michel Lacroix. « Il y a ainsi un “camp” des librairies indépendantes qui se forme, et qui se constitue spécifiquement en opposition à Amazon et au commerce en ligne, ce qui est significatif. Il sera intéressant de voir comment répondra (ou non) le gouvernement à cet aspect du discours, étant donné qu’il y a a priori un tropisme positif envers l’économie numérique, de son côté, mais qu’il y a aussi une volonté chez Macron d’exiger des impôts de la part [des GAFA, dont Amazon]. Tout ceci place ainsi, relativement facilement, l’Académie Goncourt et les autres jurys de prix littéraires du côté des “petits”, du côté du système des librairies indépendantes, et dans la lignée d’une certaine idée de la France comme “nation littéraire”, alors que, dans les faits, une part importante du système éditorial français, dont les grands prix littéraires, s’inscrit clairement dans un marché transnational du livre. »

Au Québec, où les librairies sont toujours ouvertes malgré la deuxième vague, et où le site leslibraires.ca a cartonné pendant le confinement de la première vague, les ventes ont augmenté par rapport à l’an dernier, comme le révélait un reportage de La Presse. Aux États-Unis est née au début de l’année la plateforme Bookshop.org, qui réunit des librairies indépendantes contre la concurrence d’Amazon, et le succès a été tel, propulsé par la pandémie, qu’on a devancé l’ouverture de son pendant britannique, comme l’explique cet article du Guardian.

> Lisez l’article du Guardian (en anglais)

On dirait bien que les amoureux du livre ont pris conscience avec cette pandémie que c’est bien beau d’acheter en ligne et de meubler les heures de confinement avec la lecture, aller bouquiner en personne et jaser avec son libraire, ça n’a pas de prix – ou plutôt si, celui de le soutenir. On n’a pas envie d’arriver dans un monde post-COVID-19 où ce plaisir aura disparu.

> Lisez l’article « Les librairies indépendantes tirent leur épingle du jeu »