Vingt ans après la sortie d’Aliss, roman initiatique trash librement inspiré du conte de Lewis Carroll, voici la bédé, scénarisée par son auteur Patrick Senécal, qui a fait équipe avec l’illustrateur Jeik Dion. La Presse s’est entretenue avec les deux hommes de cette nouvelle traversée du miroir.

Patrick Senécal rêvait d’une adaptation cinématographique d’Aliss, qu’il réaliserait lui-même, passant derrière la caméra pour la première fois.

Après les succès au grand écran de ses romans Sur le seuil, 5150, rue des Ormes – réalisés par Éric Tessier — et Les sept jours du talion – Podz —, il s’est dit pourquoi pas Aliss ? Mais lorsqu’il a présenté son scénario de film aux producteurs qui possédaient les droits du roman, il y a près de 10 ans, ils ont trouvé qu’il allait trop loin.

« Ils trouvaient que c’était too much, nous dit Patrick Senécal. En même temps, s’ils avaient lu le roman, c’était ça… Je me suis dit que si c’était pour l’édulcorer, je préférais qu’on ne le fasse pas. » Le projet est mort dans l’œuf.

L’intérêt avec la bédé, c’est qu’il n’y avait aucune censure et qu’on pouvait pousser aussi loin qu’avec le roman.

Patrick Senécal

Ce scénario, rappelons-le, met en scène Alice, jeune fille de Brossard âgé de 18 ans, qui décide d’interrompre ses études au cégep pour « vivre autre chose ». Contre l’avis de ses parents, elle quitte le domicile familial, traverse le pont et se rend à Montréal avec l’objectif d’y passer au moins trois mois.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

L’auteur Patrick Senécal et l’illustrateur Jeik Dion

Engouffrée dans le métro, elle descend à une station inconnue, pour se retrouver dans un quartier parallèle (Daresbury), où elle croise une foule de personnages excentriques gouvernés par une jeune femme répondant au nom de « la Reine Rouge » — personnage qui a fait l’objet d’une série web réalisée par Senécal.

C’est là que débute sa quête existentielle — et sa nouvelle identité, Aliss — où se mêlent allègrement sexe, drogue et luttes de pouvoir.

La rencontre de Jeik Dion

L’illustrateur Jeik Dion, qui a notamment travaillé à la création de deux albums de Turbo Kid et collaboré avec Bryan Perro sur des projets de bédé — dont l’adaptation d’Amos Daragon, porteur de masques —, a croisé Patrick Senécal lors d’une projection des Sept jours du talion.

Au cours d’une séance de questions-réponses avec le public, Jeik Dion lui a demandé lequel de ses romans il adapterait en bédé. Senécal a répondu Aliss. La graine était semée.

Dion l’a relancé quelque temps plus tard. Après avoir fait quelques couvertures de romans (dont celui du grand format d’Aliss), il s’est mis à la tâche. Depuis deux ans, il travaille à temps plein sur le projet. Patrick Senécal, lui, a dû faire une synthèse de son roman de plus de 500 pages. Un exercice de concision parfois douloureux, avoue-t-il.

C’est sûr qu’il a fallu que je réduise le contenu au minimum, mais Jeik a réussi à mettre en dessin beaucoup de mes dialogues. Malgré tout, c’était trop long. Il m’a proposé de couper dans le personnage d’Andromaque. Sometimes you have to kill your darlings, mais je n’arrivais pas à choisir ma darling ! Finalement, elle est toujours là, mais elle est moins présente.

Patrick Senécal

Aliss
  • IMAGE TIRÉE DE L’ALBUM ALISS, PUBLIÉ PAR LES ÉDITIONS FRONT FROID ET À LIRE

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Tracer la limite du trash

« Le piège d’une bédé comme celle-là pour un bédéiste qui n’a pas peur du côté trash, c’est d’en faire trop, croit Patrick Senécal. Le plus de sexe possible, le plus de sang… Évidemment qu’on s’est dit qu’on en montrerait. Mais où est la ligne qu’il ne faut pas dépasser pour que ce ne soit pas complaisant ? En fait, Jeik s’est posé les mêmes questions que moi lorsque j’écris mes romans. »

La quête existentielle d’Aliss, obsédée par Nietzsche et son concept de surhomme, qu’elle extrapole avec celui de surfemme, est au cœur de l’album.

« C’est une sorte de coming of age trash, dit Patrick Senécal. Aliss est une adolescente qui devient une adulte, avec toutes les pertes d’illusions que ça amène. Alice pense qu’être une adulte, c’est devenir libre et qu’être libre, c’est dire oui à tout. Mais elle va apprendre qu’être libre, c’est aussi apprendre à dire non et respecter ses propres limites, ce qu’elle ne fait pas pendant tout l’album. »

Comme dans le roman, il y a un crescendo dans l’album graphique vers plus de sexe, plus de drogue et plus de violence, qui culmine au chapitre de la partouze au Palais, illustrée par un panneau dépliable (centerfold).

« C’est un effet qui aurait pu être perçu comme un gadget, mais là, je trouve que ça marche bien, évalue Jeik Dion, qui a dessiné toutes les planches à l’aquarelle, en faisant quelques retouches ensuite à l’ordinateur. Pour le crescendo, au début, c’est très blanc, avec une couleur en aplat, et puis il y a de plus en plus de noir et de rouge. Je voulais que ce soit sale, avec des éclats de peinture. »

Ne pas magnifier l’horreur

Les scènes sexuelles de la bédé, nombreuses, ne sont pas toutes explicites, surtout celles qui sont plus violentes.

J’ai décidé avec Patrick que lorsque la sexualité était positive, j’en montrerai beaucoup, mais dès qu’il y avait de la violence sexuelle, j’ai décidé de ne pas la montrer, parce que, malheureusement, ça peut créer un effet érotisant. On ne voulait pas magnifier ça. Hitchcock disait que l’image qu’on ne montre pas est toujours plus forte que celle qu’on montre. Donc, il a fallu trouver un équilibre.

Jeik Dion

Dans la fameuse scène de la partouze, le personnage de Charles part avec une enfant de 12 ans vêtue du traditionnel costume d’Alice au pays des merveilles… On comprend Patrick Senécal d’avoir applaudi à l’acquittement de l’auteur Yvan Godbout (accusé d’avoir produit de la pédophilie juvénile dans son roman d’horreur Hansel et Gretel). Les deux hommes ont-ils pensé à cette affaire pendant la création de l’album, et de cette scène en particulier ?

COUVERTURE DE L’ALBUM ALISS, PUBLIÉ PAR LES ÉDITIONS FRONT FROID ET À LIRE

« Moi, ça m’a fait peur, nous dit Jeik Dion. On travaillait sur l’album pendant son procès. Cette affaire-là va changer la donne, dicter aux artistes ce qu’ils ont le droit de faire ou non. Amener de l’autocensure. Qu’est-ce qu’il faut faire maintenant ? Mettre un avertissement au début du livre pour dire qu’on n’endosse pas ce que font les personnages ? »

À la fin, Aliss retraverse le miroir pour retrouver les siens. « Je termine la quête d’Aliss en faisant valoir que la normalité est un mal nécessaire, malgré nos idéaux, nous dit Patrick Senécal. Elle va revenir à la vraie vie. Elle n’était pas faite pour vivre dans le monde de la Reine Rouge, comme la plupart des gens. Moi, j’ai toujours dit que j’aimerais ça passer un week-end dans ce monde-là, mais pas aller vivre là… »

Aliss, Patrick Senécal et Jeik Dion, Front Froid et À Lire, 300 pages. En librairie le 11 novembre.