(Paris) « Âme » des dictionnaires Le Robert, Alain Rey, décédé à Paris dans la nuit de mardi à mercredi à l’âge de 92 ans, a dépoussiéré la lexicographie, donnant vie et couleurs aux mots et considérant ses « dicos » comme des observatoires, et non des conservatoires, de la langue française.

Longs cheveux blancs, moustache, chemises rayées et cravates bariolées, ce petit homme à l’allure de professeur Tournesol était à la fois un érudit et un aventurier du vocabulaire, volontiers facétieux.

Linguiste, philosophe du langage, sans autre diplôme qu’une licence de lettres et un certificat d’études supérieures en histoire de l’art, il était plus proche du truculent Rabelais (1494-1553) que du classique Malherbe (1555-1628), obsédé par la pureté de la langue.

Il fut pendant des années chroniqueur sur France Inter avec Le mot de la fin, sur France 2 avec Démo des mots et souvent invité du Petit Journal de Canal+.

Il a publié, outre les dictionnaires Le Robert (des ouvrages collectifs, soulignait-il), une trentaine de livres sur le langage.

Parmi ceux-ci, figurent Dictionnaire amoureux des dictionnaires, Le français, une langue qui défie les siècles, Dictionnaire amoureux du Diable, des biographies de Littré et Furetière, des essais sur le théâtre et la BD.

Il a aussi écrit de nombreux articles de linguistique, de critique littéraire (dans le Magazine littéraire), de sémiotique.

« Grande “métisserie” »

« On appauvrit la langue à vouloir l’épurer », écrivait-il dans L’amour du français/Contre les puristes et autres censures de la langue (2007), tendant la main « à ceux qui, de Rabelais à Céline, des écrivains baroques aux modernes terminologues, ont contribué à ses vertus les plus précieuses : sa richesse et sa mobilité ».

Parlant de « grande “métisserie” », il insistait sur la créolisation dont résulte le français (latin parlé, celte, germain) et sur l’apport constant d’éléments extérieurs (italien, espagnol, etc.).

« Le Petit Robert veut combattre le pessimisme intéressé et passéiste des purismes agressifs comme l’indifférence molle des laxismes. Le français le mérite », notait-il en postface du Petit Robert 2007.

Alain Rey s’intéressait aux langues régionales, à l’argot et contre l’Académie française, défendait la féminisation des noms de métier. Maurice Druon, ancien secrétaire perpétuel de l’institution, lui reprochait de « ramasser les mots dans le ruisseau ».

Il convenait aisément que ses dictionnaires n’ont jamais eu pour mission de dire le bon usage de la langue, lequel revient uniquement aux « Immortels ».

Pour lui, les mots témoignent des changements de pratiques et des évolutions des mœurs. « Quand le terme “selfie” revient à des millions d’occurrences, on ne peut pas faire comme s’il n’existait pas. Mais cela crée parfois la polémique », admettait-il en 2015.

Sur l’orthographe, ses positions en faisaient bondir certains puisqu’il estimait que, souvent, « la faute d’aujourd’hui est la norme de demain ».

Un faible pour les « smileys »

Il n’était pourtant pas un « moderne » béat. Par exemple, il détestait « les anglicismes de passivité » (quand on n’a pas cherché à donner un équivalent), écrivait à la main, avait un téléphone cellulaire, mais n’envoyait pas de texto. Cela dit, il aimait bien les « smileys » : « c’est le retour à la pictographie, état préalable à l’écriture proprement dite ».

En 2016, il avait publié une nouvelle édition de son Dictionnaire historique de la langue française, plein d’humour et d’érudition, dans lequel il se faisait un plaisir d’« écrapoutir » — mot hélas peu usité qui signifie « mettre en bouillie » — les « spoiler » et autres « burn out ».

Alain Rey est né le 30 août 1928 à Pont-du-Château (Puy-de-Dôme) où la bibliothèque porte son nom depuis 2007. Son père, polytechnicien, était directeur commercial. Après un passage par la Sorbonne, il effectue son service militaire parmi les tirailleurs tunisiens.

En 1952, il répond à une annonce parue dans le Monde : un certain Paul Robert, alors avocat, veut lancer un dictionnaire alphabétique. Il est engagé.

À partir de 1964, c’est lui qui dirige les dictionnaires de la jeune maison d’édition, lesquels seront plus tard de grands succès comme Le Petit Robert, Le Grand Robert (9 volumes), Le Dictionnaire historique de la langue française ou Le Dictionnaire culturel en langue française (4 volumes).

Lauréat de nombreux prix, il a enseigné aux États-Unis (en Indiana) et à la Sorbonne.

Alain Rey a été marié avec la grande lexicographe et sémiologue Josette Rey-Debove, pilier des éditions Le Robert, décédée en 2005. Le couple n’avait pas eu d’enfants. Il s’était remarié en 2008 avec Danièle Morvan, autre dirigeante de la maison d’édition qui constitua, toute sa vie, son ancrage public et privé.