La mère, le père, cela est très « genré », mais c’est un genre littéraire, le roman de la mère ou du père. De la mère, surtout, que l’on arrache à la mort par l’écrit, que l’on venge ou de qui l’on se venge. Magnifiée, déformée ou disséquée, elle est peut-être le plus grand personnage de la littérature, décrite par des enfants prodiges comme Duras, Colette, Cohen, Tremblay, Gary…

Je les lis tous comme pour saisir un mystère impossible.

Denise et Bertha, les mères des écrivains Catherine Mavrikakis et Rodney Saint-Éloi, qui publient chacun, ces jours-ci, une forme d’hommage à la mère disparue avec L’absente de tous bouquets et Quand il fait triste Bertha chante, semblent aux antipodes. Mais elles ont en commun l’exil, des amours décevantes et le fait de ne pas lire les livres de leurs enfants. L’une a connu la Seconde Guerre, l’autre la dictature des Duvalier.

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L’auteure Catherine Mavrikakis

Denise, celle à qui sa fille reproche de n’avoir jamais cultivé son jardin, est dépressive, atroce et drôle, et conservera toute sa vie la nostalgie de la France et des « vieux pays », n’ayant jamais réussi à fleurir au Québec, ce bout de l’Amérique que Mavrikakis revendique. « Tu parcourais ton passé à la recherche de celle que tu avais été, sans jamais explorer celle que tu aurais pu être, si seulement tu t’étais inventé une vie au Québec, si seulement tu t’étais laissé traverser par un ailleurs, que ce soit Montréal, Istanbul ou moi », écrit Mavrikakis, dont l’adoration pour sa mère dévorante n’était pas réciproque, et qui a bien failli ne pas avoir d’enfant « pour ne pas aimer quelqu’un plus que Maman ». Intense, vous dites ? C’est du Mavrikakis tout craché.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

L’auteur et poète Rodney Saint-Éloi

Bertha, elle qui rêvait d’un jardin, n’est que force vive, mère de quatre enfants de pères différents et, comme tant d’autres, a quitté Haïti, nommé le « pays-pourri » par Saint-Éloi, sans regarder derrière, pour constater que le rêve américain n’existait pas, ce qui ne l’empêche pas de chanter. « Tu es partie pour mieux voir en toi. Mieux voir ce qu’il y a en dessous de ces pays étranges qui changent les êtres en papier fin. Mieux vaut ça que tout ce que tu vis au pays. Tu ne connais pas le luxe des questions ni la mansuétude des hypothèses. Aux épreuves de la vie, tu réponds par des actes simples. Tu imagines les choses pour elles-mêmes. Tu poursuis tes rêves, les exprimes en peu de mots. Tu ne veux jamais trahir les mots », écrit l’auteur de Nous ne trahirons pas le poème, qui signe ici ce que je crois être son premier roman, après avoir publié quantité de recueils de poèmes.

Alors que Bertha dissémine aux quatre vents et nourrit de sa philosophie spéciale ses enfants, Denise ne supporte pas que les siens vivent en dehors d’elle, voire qu’ils puissent lui survivre. Il est le fils d’un soleil, elle est la fille d’une lune amère, mais nous savons tous que le rapport à la mère est très différent que l’on soit fils ou fille.

Elles ne lisent pas, mais en eux, elles déposent leurs mots et leur mémoire. Écrire devient une manière de répondre, de rendre la monnaie de la pièce, d’établir malgré tout un dialogue. De reprendre enfin possession de soi ?

Chez Rodney Saint-Éloi, la littérature arrive comme une révolte quand Bertha est trop occupée par d’autres hommes. Les plus gros bouquins pour se passer d’elle. « Pour pardonner ta fugue et tes éclats, j’écris mes premiers poèmes. Je fume mes premières cigarettes. Je vis ma crise d’adolescence. C’est un complot contre moi, cet autre auprès de toi. Je ne tolère pas toute cette attention qui ne m’est pas adressée. Ces petits plats mijotés si délicatement. Je ne peux rien manifester pourtant. Ni la colère ni la jalousie. Je reste calme comme un poireau. Je choisis de m’effacer, en m’envolant sur les ailes de l’alphabet, lieux de mon premier exil. »

Bertha se contente de toucher les livres de son fils sans les ouvrir. « Tu ne veux pas t’abandonner à cette voix qui te fait signe. Cette voix est pourtant l’écho de ta propre voix. »

La jeune Catherine avait trop d’imagination pour celle qui était terre à terre et qui cultivait son ennui. Une fille écrivain ? « C’est le bouquet », aurait-elle dit, selon l’une de ses expressions préférées. « Tu m’en voudrais de te décrire ainsi, écrit Mavrikakis. Tu me reprocherais de charrier dans les bégonias : Faut quand même pas pousser grand-mère dans les orties ! Ne t’inquiète pas, je m’en veux aussi, mais je ne vais pas nous rater. Tu le sais mieux que moi : parfois, il est nécessaire de dire, d’écrire ou encore lire la vérité. Et j’ai décidé de t’accompagner dans cette nuit qui est la tienne, maintenant. »

Car Denise va sombrer dans la démence et l’oubli, mourir avant sa mort, tandis que Bertha va glisser et tomber pour la dernière fois, elle, la fille-mère spécialiste de la chute, qui s’est toujours relevée.

Catherine Mavrikakis et Rodney Saint-Éloi affrontent alors la mère morte, ce lac de tristesse salé de larmes, et l’écriture est cette thaumaturgie qui fait revivre les disparues, la seule consolation qui reste.

Bonnes ou mauvaises, les mères font les écrivains, mais quand on parle de sa mère, on parle surtout de soi : L’absente de tous bouquets et Quand il fait triste Bertha chante appartiennent certainement aux livres les plus personnels dans l’œuvre de ces écrivains. En tant que fan des deux, mais surtout fan des romans-de-la-mère, je ne pouvais que succomber. La faute à ma mère, sans doute.

IMAGE FOURNIE PAR HÉLIOTROPE

L’absente de tous bouquets, de Catherine Mavrikakis

L’absente de tous bouquets
Catherine Mavrikakis
Héliotrope
182 pages
En librairie

IMAGE FOURNIE PAR QUÉBEC AMÉRIQUE

Quand il fait triste Bertha chante, de Rodney Saint-Éloi

Quand il fait triste Bertha chante
Rodney Saint-Éloi
Québec Amérique
294 pages
En librairie le 13 octobre