(Paris) Livre évènement qui ne serait pas une fiction, signé d’un auteur phare accusé d’avoir rompu un « contrat » avec son ex-épouse, Yoga d’Emmanuel Carrère risque à plusieurs titres de poser problème à l’Académie Goncourt.

Mi-septembre, le jury du plus prestigieux des prix littéraires français l’a inclus dans sa première sélection, qu’il doit réduire mardi à huit titres.

Yoga est le sujet le plus brûlant.

Plus encore depuis qu’Hélène Devynck, qui s’est séparée d’Emmanuel Carrère entre la période couverte par le roman et sa publication, s’est fendue mardi d’un droit de réponse cinglant au magazine Vanity Fair, qui se demandait dans quelle mesure le livre racontait la vérité.

« Emmanuel et moi sommes liés par un contrat qui l’oblige à obtenir mon consentement pour m’utiliser dans son œuvre. Je n’ai pas consenti au texte tel qu’il est paru. Si je n’ai pas envoyé d’huissier, l’auteur et son éditeur n’ignorent rien de mes difficultés et de ma détermination à faire appliquer ce contrat », écrit l’ancienne journaliste.

Voilà clairement exposées sur la place publique la menace de poursuites judiciaires et d’une « affaire Carrère », et l’existence d’un « contrat » tel qu’il en existe peu.

Tête des ventes

Emmanuel Carrère n’a pas souhaité répondre à l’AFP. Et il évite soigneusement le sujet dans les médias. Le livre n’a guère besoin de promotion : paru le 27 août, il est numéro 1 des ventes, selon le classement L’Express-Edistat de jeudi, et devrait rapidement dépasser les 200 000 exemplaires.

On y lit : « En écrivant sur les autres on passe ou peut passer du côté de la vraie torture, parce que celui qui écrit a les pleins pouvoirs et celui sur lequel il écrit est à sa merci ».

Le Goncourt va-t-il préférer se délester d’un livre ressenti par une femme comme offensant et écrit sans son consentement, alors que cette question secoue le monde de l’édition depuis le début de l’année ?

Yoga est loin d’être le premier roman à susciter ce genre de polémique. Il y avait eu Orléans de Yann Moix en 2019, après lequel le frère et le père du romancier avaient affirmé que la soi-disant victime de violences intrafamiliales était plutôt bourreau. Ou encore le Fragments d’une femme perdue, pour lequel Patrick Poivre d’Arvor avait été condamné en 2011 à verser 33 000 euros (52 000 $) à son ex-compagne pour atteinte à la vie privée et aux droits d’auteur. Mais ils ne prétendaient pas au Goncourt.

Interrogée par l’AFP, l’Académie a rappelé que ses jurés ne s’exprimaient « jamais avant un vote ».

« Après le départ de Bernard Pivot, que vont-ils faire ? Personne ne sait. Pivot a sauvé le Goncourt, avec des pratiques saines et sa légitimité de lecteur. Sans lui, il y a un point d’interrogation », confie, sous couvert de l’anonymat, un dirigeant du secteur du livre.

Après cinq ans de présidence, le journaliste d’Apostrophes a passé le témoin en janvier à l’écrivain Didier Decoin.

La vie des autres

Pivot n’avait pas hésité en 2018 à justifier un choix autre que celui qui semblait s’imposer, quand la rentrée littéraire était écrasée par Le lambeau de Philippe Lançon, récit de la reconstruction de son auteur rescapé de l’attentat contre Charlie Hebdo.

« Ça ne correspond pas à ce qu’attend le Goncourt, c’est-à-dire couronner un roman d’imagination », avait estimé Pivot, s’inscrivant dans l’esprit voulu par Edmond de Goncourt, qui l’avait spécifié dans son testament.

Avec cette logique, Carrère pourra-t-il remporter le Goncourt ?

Toute son œuvre romanesque s’est bâtie sur l’exploration de soi, y compris quand il raconte la vie des autres, du meurtrier Jean-Claude Romand dans L’adversaire à l’écrivain russe Édouard Limonov dans Limonov.

Cette polémique semble surannée aux yeux de Pierre Béguin, professeur de littérature et romancier suisse. Pour lui, « il y a longtemps que les frontières entre les genres littéraires ont perdu de leur imperméabilité ».

« Il est très facile de faire passer un témoignage pour une fiction (quelques astuces narratologiques suffisent) comme il est très facile de faire passer une fiction pour un récit véridique (il suffit de multiplier les signes de vérité). Mais que vaut un témoignage sans style ? Et que vaut une fiction sans style ? », s’interroge-t-il.