(Paris) Il voulait écrire un petit guide « subtil et souriant sur le yoga ». Il a accouché d’une histoire très personnelle sur la dépression et la quête du bonheur. Avec Yoga, son premier livre en six ans, Emmanuel Carrère signe le grand succès de cette rentrée littéraire en France, et figure déjà parmi les favoris du prochain prix Médicis. La Presse l’a rencontré chez lui, dans son appartement du grouillant 10e arrondissement, à Paris. Intérieur sobre et gris, à l’image de l’écrivain, qui nous accueille vêtu d’un t-shirt couleur charbon et d’un pantalon d’intérieur hyper « confo ». « Un café ? Installez-vous, j’arrive… »

La libraire qui nous a vendu Yoga nous a prévenu : ce n’est pas un livre sur le yoga, mais sur la dépression. Vous êtes d’accord ?

Non. Je pense que c’est un livre sur le yoga et sur la dépression. Je pense que l’intérêt du livre, s’il y en a un, est d’être précisément un livre sur ces choses qu’a priori on ne met pas sous la même couverture, c’est-à-dire nos tentatives d’accéder à une certaine sérénité et, par ailleurs, toutes les forces qui sapent ce désir, parmi lesquelles les troubles psychiques, la dépression, des choses comme ça. Tout ça étant dit, j’essaie de l’aborder à travers ma propre histoire, en espérant que ça puisse raconter quelque chose aux autres.

Votre « propre histoire », c’est que malgré tous vos efforts, le yoga ne vous a pas empêché de sombrer. Est-ce un livre sur les limites de cet exercice ?

Bien sûr, mais ça ne veut pas dire pour autant que le yoga soit inutile, même si par moments on a l’impression qu’il ne nous conduit nulle part. Le livre essaie plutôt de creuser cette donnée fondamentale de nos vies, qui est cette loi d’alternance entre les ombres et la lumière. Ce par quoi on essaie de monter. Ce qui nous fait descendre. Ces deux forces, je les raconte à travers mon histoire particulière. Mais je pense que cette tension-là est absolument universelle. Qu’elle existe en chacun de nous.

Vous êtes souvent présent dans vos livres, à des degrés divers. Avez-vous l’impression de vous exposer davantage dans celui-ci ? La dépression. L’hôpital psychiatrique. Les électrochocs. Vous avez hésité à raconter cet épisode pénible ?

Oui, mais pas par pudeur. Parce que je ne savais pas comment le faire.

« J’ai trop de recul pour bien écrire sur cet état que j’ai vécu », écrivez-vous.

Oui. J’ai fait tout ce que je pouvais. Une dépression profonde est quelque chose de vraiment épouvantable, toute personne qui l’a traversée le sait. Mais une fois qu’on en est sorti, ça ne paraît, tout à coup, pas si énorme que ça. Et on n’arrive pas à mettre de mots. J’ai l’impression que les mots auxquels j’ai accès ne peuvent pas vraiment recouvrir... Il y a quelque chose qui échappe à la capacité de nommer, de décrire, de formuler… Mais en témoigner, ça me paraît utile. Beaucoup de gens ont connu de telles souffrances. Ça fait du bien de se dire : « Ah tiens, lui aussi. » On se sent moins seul.

La dépression est aussi moins taboue aujourd’hui. On en parle plus volontiers, non ?

Il y a déjà eu des livres importants sur la dépression. Face aux ténèbres, de William Styron. Tomber sept fois, se relever huit, de Philippe Labro, qui est vraiment un bon témoignage sur une forme très sévère de dépression. C’est d’autant plus précieux que Labro a fait une brillante carrière comme journaliste, comme directeur de journaux, de stations de radio, c’est l’homme le plus « successful » qu’on puisse imaginer. Ça prouve que le succès professionnel ne vous met en aucune façon à l’abri de la dépression.

Vous avez déjà écrit dans un état dépressif ?

Non, on ne peut pas. Mais celui que je raconte là était le plus sévère. Il ne m’était auparavant jamais arrivé d’être hospitalisé sur une longue durée, ni même hospitalisé en général.

Une amie nous faisait remarquer que dans Yoga, le fond épouse la forme, du moins au début, dans le sens où vous écrivez un peu comme quelqu’un qui observe ses pensées, en vagabondant d’un sujet à l’autre. Est-ce qu’écrire, c’est comme méditer ?

Ce n’est pas pareil justement. C’est un peu contradictoire. Une des particularités de la méditation, c’est justement qu’on ne s’accroche pas, qu’on laisse filer le cours des pensées, des sensations, sans s’y arrêter, sans chercher à les fixer ou à les identifier. Alors que, à partir du moment où vous écrivez, vous faites l’inverse, vous cherchez au contraire à fixer, à retenir, à donner forme.

Dans Yoga, vous avez encore cette façon particulière de raconter. De tourner autour du pot, disons, avant d’entrer au cœur... Y a-t-il, pour vous, un art du récit ?

Je n’ai pas de truc. Je ne crois pas aux recettes de narration du type « creative writing », qui prennent tant de place dans la littérature anglo-saxonne, qu’on perçoit même chez les très bons écrivains et qui me laisse un peu insatisfait. Moi, j’ai tendance à croire à une logique assez associative. Il y a une façon d’essayer de faire marcher ensemble des choses qui n’ont pas forcément de lien, d’essayer des trucs de narration qui peuvent être inattendus, qui peuvent être comme deux silex qu’on frotte et qui font du feu. J’aime bien ça. J’aime bien faire marcher ensemble des choses qui ne marchent pas forcément ensemble.

Vous écrivez : « Toute ma vie j’ai voulu être un écrivain original ». Vous créez avec cette idée en tête ?

C’est comme les rêves de gloire, des choses comme ça, qui sont du même ordre. C’est un peu bébête. En même temps ça fait partie des choses qui nous poussent au cul. C’est des rêveries puériles. Mais on n’est pas fait que de sentiments nobles. Les rêveries puériles, ça peut vous aider à travailler. C’est un moteur.

Comme le désir de succès ?

Pas principalement, quand même. Soyons francs. Mais bien sûr que ça a sa place. Je me suis quelques fois demandé : est-ce que je continuerais à écrire si mes livres n’avaient aucun succès ? La réponse est oui. Je continuerais, avec sans doute une espèce de colère. Est-ce qu’en revanche je continuerais si mes livres n’avaient jamais été publiés ? Pas sûr. Parce que je considère un peu les livres comme un truc dans lequel j’ai besoin du lecteur, de quelqu’un à qui le livre soit adressé. Écrire absolument seul, je pense que je lâcherais la chose.

Vous dites dans Yoga que vous ne lisez presque plus de romans. Seulement de la poésie…

J’exagère un peu. Disons que je lis peu de romans et que la poésie est devenue quelque chose qui est entré dans ma vie très tardivement. Je n’étais pas un lecteur de poésie. Je me disais à regret que j’y étais fermé. Mais à la faveur de ces épisodes de troubles psychiques et de la perte de mémoire occasionnée par les électrochocs, je me suis mis à apprendre des poèmes pour exercer ma mémoire. J’y ai pris goût. C’est quelque chose de très agréable, la poésie. Un poème, ça se mâche, ça s’apprend, ça s’oublie, ça refait surface. Il y a un compagnonnage avec la poésie.

Scène finale de Yoga : une inconnue dans une randonnée de groupe fait du yoga très spontanément pendant une pause. Elle vous regarde et vous sourit. Pourquoi avoir voulu terminer là-dessus ?

Parce que c’était, au fond, un épisode qui disait deux choses. La première, c’est qu’à un moment, l’amour redevient possible, même si c’est fragile, même si on a conscience de son caractère éphémère, fugitif… La seconde, c’est qu’après avoir parlé du yoga d’une manière assez grave, un peu absolutiste, je voulais dire qu’on peut aussi en faire de façon légère, sans se raconter qu’on est en train de modifier sa conscience, juste dans une espèce d’insouciance, comme on danse. Oui, c’est aussi ça, la beauté du yoga.

Et aujourd’hui, Emmanuel Carrère, comment allez-vous ? Mieux ?

Oui, ça va mieux bien sûr. Les médicaments n’y sont pas pour rien. C’est quand même un vrai changement de cette crise-là. On m’a prescrit une médication sur la durée, qui a de vrais effets d’atténuation des trop fortes amplitudes. Maintenant… je pense que ça peut à tout moment revenir. Et ça, je trouve ça effrayant. Cette fragilité psychique, cette présence possible d’un gouffre dans lequel tomber, elle est toujours là comme une espèce de menace…

IMAGE FOURNIE PAR P.O.L

Yoga, d’Emmanuel Carrère

Yoga, d’Emmanuel Carrère. P.O.L. 380 pages.