Vous êtes jeune, vous vous passionnez pour les livres, rêvant de fréquenter ces écrivains de qui vous avez attrapé le virus des lettres et dans l’espoir qu’on vous publie un jour. Fille ou garçon, sachez qu’il y en a qui voudront en profiter pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’amour de la littérature.

Bien qu’on dise qu’aucun milieu de travail n’est à l’abri des abus de pouvoir et des inconduites sexuelles, la vague de dénonciations qui a aussi touché le milieu du livre a eu l’effet d’une bombe, cet été. Car il est paradoxal qu’un secteur où la prise de parole est si importante ait toléré une culture du silence aussi longtemps. J’ai discuté avec trois femmes du milieu qui m’ont toutes dit que c’est la première fois que le monde littéraire québécois est frappé de plein fouet par des dénonciations d’abus.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Hélène Bughin, autrice

Ça ne s’est pas passé comme dans le monde du showbiz. À part quelques noms qui ont fui, la discussion a eu lieu dans un groupe de soutien privé où l’autrice Hélène Bughin a été très active. Et cela a mené à une lettre de recommandation, « Mettons fin aux violences et abus dans le milieu littéraire québécois », devenue une pétition signée par plus de 500 personnes sur Change.org.

C’est dans ce groupe privé que beaucoup de femmes, mais aussi des hommes, ont découvert qu’ils n’étaient pas seuls à avoir vécu des mauvaises expériences, parfois des dizaines avec la même personne. « J’ai parlé avec des écrivaines plus âgées, qui m’ont dit qu’il y a toujours eu des listes entre trois ou quatre femmes, explique-t-elle. Des gens dont il faut se tenir loin. On commence à comprendre les patterns qu’ont ces gens problématiques. Ce n’est pas juste un accrochage, c’est une technique afin d’obtenir ce qu’ils veulent. Et c’est un milieu qui fonctionne tellement sur la reconnaissance des pairs. C’est toute une carrière qui peut être dictée par ‟est-ce que je vais plaire ou pas à telle ou telle personne ?”. »

PHOTO FOURNIE PAR LES ÉDITIONS ÉCOSOCIÉTÉ

Procès verbal de Valérie Lefebvre-Faucher, paru l’automne dernier chez Écosociété

Pendant mes vacances, j’ai lu l’excellent essai Procès verbal de Valérie Lefebvre-Faucher, paru l’automne dernier chez Écosociété, où l’autrice, qui a aussi été éditrice, revient sur les poursuites de sociétés minières contre le livre Noir Canada il y a 10 ans pour mieux parler de la responsabilité éditoriale, de la liberté d’expression, de la censure, du féminisme et de la place des femmes dans le milieu du livre qui, selon elle, n’avait pas encore fait son examen de conscience.

On peut y lire ceci : « La dernière vague à s’abattre, #metoo, #moiaussi, nous a apporté aussi son lot de manuscrits, de lectrices… et de récits désespérants sur le milieu du livre. Devenue confidente d’autrices et de collaboratrices bloquées dans leur parcours professionnel par des histoires d’agression et de harcèlement, j’ai contacté un grand nombre de collègues. Pour leur parler de notre complicité, de l’ambiance que nous installons, que nous tolérons ; celle qui ajoute au machisme traditionnel des lettres une sorte de piège pour les écrivaines. Elles quittent vos comités d’elles-mêmes, dites-vous ? Elles ne viennent plus dans vos lancements ? Mais pourquoi donc ? »

Aux yeux de Valérie Lefebvre-Faucher, ce bris du silence fait du bien, même si c’est douloureux. « C’est un petit milieu, alors ça implique une certaine omerta. On connaît des collaborateurs et collaboratrices qui travaillent avec la personne et à qui on ne veut pas nuire, on connaît la femme de son agresseur. On connaît la fragilité du milieu et on ne veut pas nuire aux maisons d’édition. Mais cette omerta fait qu’il devient impossible d’avertir les nouvelles générations. Il y a des choses qui se reproduisent dans le temps, des comportements inacceptables qui deviennent de plus en plus graves. Le groupe de discussion sert à avertir les autres, pas nécessairement à dénoncer publiquement. »

C’est un milieu où il n’y a pas d’argent, ce qui implique un réseau d’échange de services avec tout ce que ça peut impliquer comme pièges. On accepte une certaine pauvreté pour faire ce métier qu’on aime.

Valérie Lefebvre-Faucher, autrice et éditrice

Harcèlement, abus de pouvoir, agressions : des études en littérature à l’édition, en passant par les relations avec les médias, c’est tout un circuit qui est touché, et on n’est pas loin du roman d’horreur par moments. Avec pour résultat que plusieurs abandonnent leurs rêves. Des voix qui se perdent dans le silence.

Impact immédiat

Je couvre le monde du livre depuis près de 20 ans, et avant qu’on me le demande, non, je n’ai pas vécu d’expériences traumatisantes dans mon métier. Bien sûr, au fil du temps, j’ai entendu des histoires laides, mais il faut dire que comme journaliste et critique qui tient à sa distance professionnelle, je ne cours pas beaucoup les lancements, et ce n’est pas devant moi qu’on a des comportements ou des propos problématiques. Pourquoi ? Parce que j’ai une position de pouvoir dans un journal, ce que j’ai encore de la misère à me mettre en tête, même après 20 ans, tandis que d’autres en ont profité pour leurrer de jeunes autrices et auteurs.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Annabelle Moreau, rédactrice en chef de Lettres québécoises

Ce pouvoir est ce que découvre Annabelle Moreau, rédactrice en chef de la revue Lettres québécoises. Elle a dû revoir ses plans pour la couverture du prochain numéro, remercier des collaborateurs, discuter avec d’autres pigistes mal à l’aise de commenter tel ou tel livre. « Il a fallu que je sépare la lectrice et la rédactrice en chef, note-t-elle. Il y a dans ces dénonciations quelque chose d’extrêmement souffrant et de difficile. Et il faut que je prenne des responsabilités et des décisions que je n’aurais jamais voulu prendre. Il a fallu que je me fasse un peu avocate en n’ayant pas du tout les outils pour faire ça, et le meilleur outil que j’ai pour l’instant, c’est d’écouter. »

Je pense qu’il n’y a pas un organisme ou une maison qui n’est pas touché. En même temps, j’ai envie de dire qu’il y a plein d’hommes et de femmes qui ont fait leur chemin dans le respect.

Annabelle Moreau, rédactrice en chef de Lettres québécoises

L’impact de cette prise de parole est réel. On m’a aussi confirmé que dans la foulée, plusieurs autrices et auteurs pensent à quitter des maisons d’édition. Si on s’inquiète des conséquences pour les personnes dénoncées, on doit comprendre que les pots cassés sont ramassés encore une fois par beaucoup de femmes qui reçoivent cette charge émotive, qui doivent écouter les victimes et des amis dénoncés, se revirer sur un 10 cents dans leurs plans, prendre position pour la suite des choses, trouver des solutions.

Mais surtout, on craint le ressac. « À chaque vague, il y a toujours un recul après, estime Valérie Lefebvre-Faucher. Les victimes se mettent en danger, car elles ont dérangé. Elles sont poursuivies, menacées, elles aussi peuvent vivre des exclusions. »

Je pense que le milieu du livre n’a jamais été déstabilisé à ce point. J’espère qu’il y aura, même si on va tenter de revenir à une situation plus confortable, des choses sur lesquelles on ne reculera pas.

Valérie Lefebvre-Faucher, autrice et éditrice

Il y a au moins une réelle solidarité qui est en train de se créer afin que les vieux patterns puants cessent. « On essaie de faire un guide pour jeunes autrices, comment reconnaître de l’abus et de la coercition, m’apprend Hélène Bughin. On veut réinvestir le milieu, trouver de nouvelles manières de publier, créer notre propre terrain de jeu. »

« L’UNEQ [Union des écrivaines et des écrivains québécois] et l’ANEL [Association nationale des éditeurs de livres] ont vraiment bien réagi et ont amorcé un dialogue pour la suite et ça, c’est prometteur, souligne Annabelle Moreau. Je pense que c’est le début de quelque chose de très beau. »

Après tout, l’année a commencé avec le livre Le consentement de Vanessa Springora, qui a déboulonné le milieu littéraire français. Et pour ceux qui pourraient craindre que l’impact de cette vague touche jusqu’à la littérature elle-même, Valérie Lefebvre-Faucher a une bonne réponse. « C’est une discipline qui fait le choix du déraisonnable. On a une fascination pour la dérape, pour le mal, même. Ce serait inutile de nous demander de renoncer à cela, d’avoir une littérature morale. Et justement, si on est bons pour parler de choses tordues, on devrait être capables d’accepter ce malaise. »